jeudi 20 octobre 2011

De la question des fouilles corporelles considérées comme un traitement inhumain et dégradant



La fouille à nu généralisée, une pratique dégradante

Enquête | LEMONDE | 20.10.11 | 14h37   •  Mis à jour le 20.10.11 
La fouille à nu systématique des détenus, interdite depuis 2009, reste une pratique habituelle dans l'Hexagone. La France a ainsi été condamnée à trois reprises par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui considère qu'il s'agit d'un "traitement dégradant". Pourtant, s'alarme l'Observatoire international des prisons (OIP), cette procédure perdure.
Personne ne conteste à l'administration pénitentiaire le droit de fouiller un détenu, même à nu, ou sa cellule - c'est même son devoir, et la prise en otage pendant une dizaine d'heures d'un médecin par un détenu armé d'un poinçon, mardi 18 octobre, n'a pu que le souligner. Ne sont en cause que les fouilles à nu systématiques et humiliantes, notamment après chaque visite et parloir.
Les détenus doivent se déshabiller devant un ou plusieurs surveillants, souvent dans des locaux qui ne sont pas fermés, ouvrir la bouche, soulever la langue, retireréventuellement leurs prothèses, lever les bras, montrer la plante des pieds, écarter les jambes, pour les femmes soulever leurs seins pendant qu'on fouille leurs vêtements, en essuyant parfois de lourdes plaisanteries sur tel ou tel détail de leur anatomie.
Depuis une circulaire d'avril, il n'est théoriquement plus demandé au détenu de se pencher en avant et de tousser pendant qu'on lui vérifie l'anus.
La loi pénitentiaire de 2009, qui proscrit les fouilles systématiques, n'est pas respectée : l'OIP assure que les fouilles intégrales reviennent en force et a engagé, jeudi 20 octobre, une série de recours pour excès de pouvoir à Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône), Oermingen (Bas-Rhin) et Poitiers-Vivonne ; trois demandes d'abrogation de règlement intérieur de prison ont été faites à Rennes, Nantes, Caen, et d'autres actions sont envisagées à Roanne (Loire) et Toulouse. L'administration pénitentiaire estime, quant à elle, qu'elle est en conformité avec la loi, et que les fouilles à nu ne sont pas "systématiques" mais "fréquentes".
C'est déjà un vieux combat. "Il y a quelque chose de très profond dans la manière dont l'administration a construit sa relation avec les détenus, indique Nicolas Ferran, pour l'OIP. La fouille intégrale en fait évidemment partie, et la sécurité n'explique pas tout."
La Cour européenne a donné un premier coup d'arrêt le 12 juin 2007, dans l'arrêt Frérot contre France (du nom du requérant Maxime Frérot, ex-membre d'Action directe) :"S'agissant spécifiquement de la fouille corporelle des détenus, la Cour n'a aucune difficulté à concevoir qu'un individu qui se trouve obligé de se soumettre à un traitement de cette nature se sente, de ce seul fait, atteint dans son intimité et sa dignité, tout particulièrement lorsque cela implique qu'il se dévêtisse devant autrui, et plus encore lorsqu'il lui faut adopter des postures embarrassantes." La fouille à nu systématique est bien "un traitement dégradant".
Le constat est d'ailleurs largement partagé. Le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) avait estimé, le 10 décembre 2007, qu'une "fréquence élevée de fouille à corps - avec mise à nu systématique - d'un détenu comporte un risque élevé de traitement dégradant". Les parlementaires en avaient conscience. "Etre mis à nu devant un autre, expliquait l'ancien garde des sceaux Robert Badinter, c'est la première étape de la dégradation du sujet. Les régimes totalitaires le savent bien, et de multiples témoignages nous sont parvenus de périodes tragiques et de lieux concentrationnaires."
L'UMP, lors de sa convention justice de juin 2006, avait conclu que "les atteintes (que) constituent (ces pratiques) à la dignité des détenus, et d'une certaine manière à celle des surveillants, sont disproportionnées par rapport à l'objet qu'elles poursuivent et aux résultats qu'elles obtiennent".
Il a ainsi été aisé de voter l'article 57 de la loi pénitentiaire de 2009 : "Les fouilles doivent être justifiées par la présomption d'une infraction ou par les risques que le comportement des personnes détenues fait courir à la sécurité des personnes et au maintien du bon ordre dans l'établissement." La loi précise que "la nature et la fréquence (de ces fouilles) sont strictement adaptées à ces nécessités et à la personnalité des personnes détenues. Les fouilles intégrales ne sont possibles que si les fouilles par palpation ou l'utilisation des moyens de détection électronique sont insuffisantes."
Les fouilles ne peuvent donc pas être générales, mais "doivent répondre à un principe de nécessité", analyse Me Patrice Spinosi, conseil de l'OIP. "A un principe de proportionnalité, en fonction de la personnalité du détenu et des conditions de sécurité, et un principe de subsidiarité, lorsque les autres moyens ne sont pas possibles."
L'OIP a saisi en juillet le tribunal administratif d'une note du directeur du centre de détention de Bapaume (Pas-de-Calais), qui prévoyait une fouille intégrale pour "toute personne détenue ayant eu accès" aux ateliers, parloirs, vestiaires. La chancellerie a abrogé la note quelques jours avant l'audience.
Un mois plus tard, un détenu de 61 ans du centre de détention de Salon-de-Provence s'est ému d'être systématiquement fouillé à nu (il avait curieusement le droit degarder ses chaussettes), après chaque visite de ses vieux parents. Le juge des référés de Marseille a suspendu les fouilles, estimant que "l'administration n'apportait aucun élément" permettant de les justifier. Ce régime "constitue une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale de l'intéressé, de ne pas subirde traitements inhumains ou dégradants".
Le Conseil d'Etat a considéré que les conditions de l'urgence, en référé, n'étaient pas remplies, mais a répété que "la situation de l'établissement pénitentiaire de Salon-de-Provence, si elle appelle des mesures de sécurité renforcées depuis l'été, ne justifie pas nécessairement, pour tous les détenus sans distinction, une fouille corporelle intégrale répétée à la sortie de chaque parloir".
L'administration ne s'en émeut guère. "Les fouilles ne sont pas systématiques, elles sont fréquentes, explique Henri Masse, le directeur de l'administration pénitentiaire (DAP). Il n'y a plus de séparation dans les parloirs, on peut toucher son visiteur, le prendre dans ses bras. Il peut aussi passer des objets." En effet, 24 000 objets illicites ont été découverts en prison en 2010, dont 10 000 téléphones portables et 512 armes artisanales.
"Les fouilles sont faites en fonction de la dangerosité du détenu et du contexte général de la prison, il faut être extrêmement vigilant", poursuit le DAP. Un premier scanner corporel, pour éviter les fouilles à nu, a été installé à Paris, un autre va être testé à Lannemezan (Hautes-Pyrénées).
Franck Johannès

"On a du mal à passer de la théorie à la pratique", entretien avec Jean-René Lecerf

Qu'impose, sur la question des fouilles, la loi pénitentiaire ?

La loi pénitentiaire a modifié plusieurs choses, et a d'abord imposé que la réglementation des fouilles soit prise en charge par le législateur, et non plus par décret, dans le respect de la dignité des personnes. Il y a trois types de fouilles : la fouille "normale", par palpation, la fouille intégrale, à nu, lorsque les conditions de sécurité l'exigent et qui doit être exceptionnelle, et la fouille corporelle interne - en clair, le toucher rectal ou vaginal - qui est interdite. Sauf dans des circonstances exceptionnelles, après autorisation d'un juge, et par un médecin extérieur à l'établissement. La fouille interne était assez largement pratiquée, malheureusement plus dans un but vexatoire que pour des raisons de sécurité.
Pensez-vous que la loi pénitentiaire soit convenablement appliquée en ce qui concerne les fouilles intégrales ?
Il s'agit hélas de l'un des points où on a du mal à passer de la théorie à la pratique. L'un des buts de la loi pénitentiaire était de faire en sorte que l'emprisonnement soit l'exception, et je suis assez mal à l'aise en tant qu'élu de la majorité lorsque j'entends que l'on va construire 30 000 places de prison supplémentaires et que reprend l'inflation carcérale. Dans les textes, il y a tout ce qu'il faut, le problème est que tout cela se mette en place. Le nombre de suicides en milieu carcéral, plus important en France qu'ailleurs, ne s'explique pas seulement par les problèmes psychiatriques des détenus, mais aussi par la multiplication des fouilles. Cette méconnaissance de la dignité des personnes a contribué à ce que la France ne soit pas en bonne position en Europe sur les problèmes pénitentiaires.
L'Observatoire international des prisons (OIP) annonce des recours contre la systématisation des fouilles...
L'OIP est dans son rôle, l'administration pénitentiaire fait des efforts, tout dépend en réalité du directeur ou du sous-directeur de l'établissement. Il y a des secteurs en prison où il y a de la violence, des bagarres, des tentatives d'évasion, et la tentation est forte de passer outre à la réglementation et à la volonté du législateur. Je suis dans une position très inconfortable, mais si ces recours permettent de faire avancer les choses, j'en serais très satisfait.
Propos recueillis par Franck Johannès

Pour les détenus, ce n'est qu'une inutile humiliation

Plusieurs détenus, qui souhaitent rester anonymes par peur d'éventuelles représailles, ont témoigné auprès de l'Observatoire international des prisons (OIP) de l'humiliation que sont pour eux les fouilles à nu.

"Etre fouillé, c'est terrible"
"J'ai connu la prison il y a longtemps, en allant voir un copain. Le temps passe vite au parloir. Je lui dis : "Ça va bientôt se terminer." Et là, il se met à pleurer. Un type qui avait 55 ans, à sangloter vraiment. Je lui dis : "Mais enfin, ne te mets pas dans cet état-là, tu n'es pas seul." Il me dit : "Ce n'est pas pour ça, il faut que tu saches que maintenant, je vais être fouillé, et ça, c'est terrible.""
"Ça me détruit, j'en ai ras-le-bol"
"Je refuse de montrer mon sexe, et mets ma main devant. Il me demande quand même de voir et de lui donner le caleçon. Après avoir vu devant, je dois me tourner. Ça me détruit, j'en ai vraiment ras-le-bol. Pour moi, ça reste interdit, je souhaiterais vraiment porter plainte. Ça reste une vraie obligation de faire de l'exhibitionnisme devant eux, voire même une agression sexuelle."
"Ça ne répond pas à un souci sécuritaire""En centrale, les types ont des relations sexuelles au parloir avec leur femme, et ça se voit. C'est ça aussi l'humiliation pour toi et le surveillant, même s'ils ont des gants. Et puis même s'il ne se passe rien avec ta femme et que simplement sa présence t'excite, dix minutes avant la fin du parloir, tu fais en sorte d'éviter tout contact, même les mains, pour ne pas arriver à la fouille en érection. On sait que ça ne répond pas à un souci sécuritaire, la fouille, c'est l'acte qui te fait passer du statut d'être humain à celui de taulard."
"On nous fait subir tout et n'importe quoi"
"Enceinte, je reçois des visites au parloir toutes les semaines. Je suis contrainte d'ôter en intégralité mes vêtements et sous-vêtements qui sont palpés et fouillés par la surveillante. Ensuite, on me demande de me décoiffer, même si je n'ai qu'une frange retenue par une pince minuscule, et de secouer mes cheveux. Puis, on me demande de me retourner nue, les fesses en l'air, afin que la surveillante puisse regarder l'intégralité de mon dos, ainsi que la plante de mes pieds. La fouille à corps est déjà une humiliation avérée, mais il m'a été demandé en plus, à deux parloirs différents, de soulever ma poitrine. Je n'ai jamais commis la moindre mauvaise action en détention qui pourrait justifier une méfiance particulière à mon égard. On nous fait subir tout et n'importe quoi sous couvert de sécurité."
"Je refuse cette humiliation systématique"
"J'ai environ un parloir toutes les trois semaines avec mes parents de 78 et 80 ans. A chaque fois, au retour de parloir, je dois me déshabiller totalement en présence de surveillants, trois ou quatre en général car les fouilles à corps se pratiquent dans une pièce contenant trois ou quatre parloirs ouverts. Cette pratique de mise à nu est systématique. Je trouve cela humiliant et dégradant. Ce manque d'intimité dans les box de fouille génère des plaisanteries sur la taille des organes génitaux et la beauté de nos fondements respectifs. Je refuse de subir cette humiliation systématique, je n'appartiens pas à la population à risque."
"C'est kafkaïen, à quoi ça sert ?""Je me souviens d'amies qui avaient droit à une fouille à nu en sortant de la prison pour aller au palais de justice, puis une en arrivant au palais de justice, une en sortant, et une quatrième en rentrant à la prison. Alors qu'elles étaient menottées et encadrées par des équipes de flics. C'est kafkaïen. A quoi ça sert ? La proportion d'évasions est infime, alors que celle des gens qui pètent les plombs parce qu'on est traité de manière indigne, c'est ça qui est dangereux."
"Les fouilles à corps sont des mutilations silencieuses"
"Au moment de cette mise à nu, le corps se crispe, se rétracte, se referme. La honte de se dévêtir devant un tiers nous avilit, on se sent salie, impure, avec l'impression de n'être qu'un objet, une marionnette, de n'être réellement rien. On ressort avec la sensation d'avoir été livrée en pâture, dans un contexte de domination qui nous renvoie à nos peurs les plus profondes, à notre fragilité personnelle. L'objectif réel est d'obtenir l'allégeance, la soumission. Les fouilles à corps sont des mutilations silencieuses, une déchéance imposée et inutile."
Un surveillant : "C'est antinomique avec la réinsertion"
"Dire à un être humain, déshabille-toi, enlève ton slip, baisse-toi, je trouve ça dégradant. En plus, c'est antinomique, parce qu'on nous demande de faire de la réinsertion. Il y a des gars qui se confiaient à moi, qui voulaient s'en sortir, et, à un moment donné, je leur disais de se déshabiller pour les fouiller. J'ai toujours exécré la fouille. En plus, je trouvais ça parfaitement ridicule, parce que je n'ai jamais rien trouvé."
Franck Johannès