Au milieu des berlines de luxe, une étrange bicyclette jaune s’extrait de la circulation. Comme tous les matins, Madame la ministre traverse la place Vendôme à vélo, presque incognito, suivie par ses officiers de sécurité. Un mois après sa nomination à la
tête du ministère de la
Justice,
Christiane Taubira sort de son silence.
Cible d’un tir groupé de l’UMP après sa décision de supprimer les tribunaux correctionnels pour mineurs, elle a pris le temps de rencontrer les représentants des professions judiciaires, et lancé ses premiers chantiers. Elle nous a accordé son premier entretien.
Quel constat faites-vous de la justice en France ?CHRISTIANE TAUBIRA. C’est un grand service public abîmé. Les gouvernements précédents ont empilé les textes de loi sans aucun souci de cohérence. Ils ont stigmatisé les jeunes, soi-disant responsables de tous les maux. Ils s’en sont aussi pris aux magistrats, taxés de laxisme. Les chiffres montrent que c’est faux : en dix ans, le nombre de peines de prison ferme a augmenté de 16%, et leur durée moyenne est passée de huit à dix mois.
Quels principes guideront votre action ?L’efficacité. Il faut mettre fin à l’inflation législative. Je veux travailler dans le sens d’une justice plus cohérente, plus lisible. Mon approche n’est pas idéologique : les mesures seront ajustées en fonction des remontées du terrain. Ce qui fonctionne sera maintenu et ce qui doit être amélioré le sera. Je souhaite aussi et surtout une justice plus proche des citoyens.
Comment y parvenir ?Il faut aller vers plus de simplicité. Nous avons par exemple l’intention de permettre les actions de groupe
(NDLR : aussi appelées class actions) : cette procédure autorise les actions en justice à plusieurs pour que la réparation de petits litiges soit effective. Nous avons aussi engagé une réflexion sur les compétences des juridictions, notamment celles qui s’occupent des affaires sociales. Il y a beaucoup d’interlocuteurs différents, peut-être trop. Nous sommes conscients du frein que peut représenter la taxe de 35 € obligatoire pour les procédures civiles, qui a restreint l’accès à la justice. Nous étudions des solutions alternatives de financement car cette taxe alimente le budget de l’aide juridictionnelle.
Votre décision de supprimer les tribunaux correctionnels pour mineurs a provoqué un tollé à droite…Il ne faut pas faire de ces tribunaux un emblème. Ils ont été créés il y a moins d’un an, et seules 65 affaires y ont été jugées. Les peines prononcées ont été équivalentes, voire plus clémentes que dans un tribunal pour enfants « classique ». En revanche, ils ont désorganisé le fonctionnement des juridictions. Là encore, ma démarche n’est pas idéologique, mais purement pragmatique.
Faut-il revoir l’ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs ?Ce texte a été réformé 23 fois depuis son adoption. Je veux rester fidèle à son principe fondamental : il n’y a pas de refus de la sanction mais elle doit avoir un objectif éducatif. Cela passe par davantage d’éducateurs. Trop de postes ont été supprimés depuis cinq ans. Pour moi, les effectifs d’éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse sont une priorité absolue. Il faut aussi raccourcir les délais de jugement, car, à ces âges, le risque de récidive rapide est grand. Enfin, le juge doit disposer d’un plus large éventail de réponses à apporter en fonction du parcours et de la situation du mineur. La prison doit rester une option, mais elle favorise la récidive. En milieu ouvert, le taux de non-récidive est de 80%.
La promesse de Hollande de supprimer les peines planchers sera-t-elle tenue ?Bien sûr. Il n’y a aucune ambiguïté. Cette réforme législative trouvera sa place dans le calendrier gouvernemental. Les peines planchers partent du principe que la prison est un outil antirécidive. C’est faux : dans les cinq ans qui suivent un jugement, ceux qui étaient incarcérés récidivent dans 63% des cas, contre 39% pour ceux en liberté conditionnelle. Le tout-carcéral ne marche pas. Il faut développer les alternatives à la prison, comme les peines de probation, le bracelet électronique ou les travaux d’intérêt général. C’est ce qu’ont fait beaucoup de nos voisins européens, avec succès. De cette manière, on lutte à la fois contre la surpopulation carcérale et le risque de récidive. Cela étant, lorsqu’une peine de prison s’impose, elle doit être prononcée.
Policiers et magistrats s’opposent régulièrement. Comment les réconcilier ?On a instrumentalisé une défiance qui ne devrait pas exister. Chacun a une mission bien définie qui doit être respectée : les policiers recherchent les auteurs d’infraction et les interpellent, les magistrats dirigent les enquêtes, examinent les faits et prononcent un jugement.
Faut-il supprimer la rétention de sûreté, qui permet de garder en détention les criminels les plus dangereux après la fin de leur peine ?C’est une loi mal rédigée et sa suppression est un engagement de campagne de Hollande. Mais il faut prendre en charge ces criminels de façon différente : c’est une question qui nécessite une remise à plat des dispositifs de suivi déjà existants.
Comment garantir une justice plus indépendante ?Ce sujet mérite que l’on prenne le temps de la réflexion. Et je m’inscris pour cela dans la durée. J’ai du temps devant moi. Ce qui est sûr, c’est que je refuserai toute intervention du ministère dans les dossiers individuels. Les informations qui remonteront des tribunaux seront purement techniques, pour nous aider à orienter notre politique pénale. Quant à la réforme du statut pénal du chef de l’Etat, nous sommes déjà en train d’y travailler.
Rien de ce qui a été fait par Sarkozy ne trouve grâce à vos yeux ?Je ne suis pas dans l’opposition de principe. La réforme de la carte judiciaire était nécessaire, même si elle a été menée sans concertation. J’ai demandé un état des lieux afin de procéder à des ajustements si besoin. Quant aux citoyens assesseurs dans les tribunaux correctionnels, je maintiens l’expérimentation initiale sans l’étendre. Elle ira à son terme et nous procéderons à une évaluation.
Votre nomination et vos premiers pas de garde des Sceaux se sont accompagnés de critiques virulentes. Que répondez-vous ?Je pense que ça en dit plus sur ceux qui profèrent ces attaques que sur celle qui les reçoit. L’excès, l’outrance, la mauvaise foi… J’ai déjà connu tout ça lorsque j’étais parlementaire. Je ne vais pas arrêter de travailler, de rire, d’aimer la vie. Ceux qui veulent hurler sont libres de le faire.