« Avocat-pionnier des taulards » ou « Père Noël des détenus » selon d’autres, Etienne Noël est également un avocat contre l’État. Une trajectoire de presque vingt ans d’engagement qu’il raconte, avec le journaliste Manuel Sanson, dans « Aux côtés des détenus », paru en avril. Entretien.
La rédaction : Pourquoi avoir écrit « Aux côtés des détenus » maintenant ?
Etienne Noël : Je pense depuis longtemps à écrire ce livre. Au départ, j’avais envisagé d’écrire un mémento sur l’application des peines ou quelque chose dans le genre. Mais il suffisait que j’y pense pour ne plus en avoir envie… Sans compter que j’ai de moins en moins de temps pour faire autre chose que mon travail, avec les déplacements et les audiences. Le projet est donc resté à l’état de fantasme jusqu’à ce que Manuel Sanson me propose de m’aider. C’était l’occasion rêvée. J’ai déjà envie de remettre ça.
La rédaction : Ce livre est plein d’espoir mais il est également très oppressant. Cette lutte quotidienne pour la condition des détenus semble obsessionnelle. On se demande comment vous n’êtes pas encore devenu fou.
Etienne Noël : J’y pense tout le temps, c’est vrai. Il y a d’abord la question de l’exutoire : lorsque je vais voir des gens en prison, je vis une épreuve car ils se déversent, même s’ils ne parlent pas forcément beaucoup. Leur situation est « angoissogène ». Quand vous rendez visite à une dizaine de détenus dans la même journée, le soir, vous avez envie de vous pendre. Il y a aussi des procédures, des situations, des problèmes matériels auxquels je pense en permanence. Et je ne peux pas passer ma vie à me déverser à mon tour sur ma famille. C’est dur. J’essaie de courir, mais bon… L’autre question est celle des conseils. Je ne peux demander conseil à personne. Avec ces procédures-là, j’ai personne, aucun confrère vers qui me tourner pour m’aider. Quand j’ai à décider de former un pourvoi ou de faire appel parce que je viens de me faire jeter sur des conditions d’incarcération, par exemple, je n’ai personne à qui demander. En revanche, l’inverse est vrai. Ca fait un peu vieux con sur son rocher ! Par exemple, là, nous venons de faire 29 pourvois sur les conditions d’incarcération à Rouen. J’ai à peu près entre 80 et 100 requêtes pendantes devant le TA , qui vont probablement être rejetées assez rapidement, et il faudra donc faire appel etc. donc il y a une gestion de masse des procédures assez délicate.
La rédaction : Finalement, un métier toujours solitaire…
Etienne Noël : Je demande conseil à mes stagiaires et surtout à ma collaboratrice qui a une connaissance de la prison et un raisonnement juridique inouïs. Elle a passé un an chez le Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Ma source de conseils et de renseignements, je la trouve en interne.
La rédaction : Pour être un bon avocat humaniste – puisque vous vous définissez en partie ainsi -, il faut aussi être un bon avocat tout court. Cela implique, par exemple, d’avoir une connaissance sans faille de la procédure. Vous le racontez, vous vous êtes plongé dans cette jungle procédurale inconnue. Vous parlez d’ailleurs d’une « méthode » que vous appliquez. Vous pouvez nous raconter ?
Etienne Noël : Ca, c’est le côté laboratoire qui m’intéresse beaucoup. Quand on invente une procédure à partir de rien, il n’y a rien de plus jouissif, surtout lorsque cela fonctionne. Il y en a quelques-unes, dont on parle dans le livre : la requête double, la levée de sûreté et de la conditionnelle… Il faut sortir des œillères classiques de l’avocat pénaliste. Il plaide, mais pas seulement. Le rôle de l’avocat est tellement plus vaste. Pour moi, le
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cantonner à sa robe, c’est très réducteur. Sortir des sentiers battus, c’est aller chercher à gauche et à droite, devant le tribunal administratif par exemple pour débloquer des procédures judiciaires. En matière de suspension de peines, c’est extrêmement clair : vous allez devant le tribunal administratif pour faire condamner l’Assistance publique, pour faire obtenir un logement pour que le juge de l’application des peines puisse mettre votre client dehors, en suspension de peine. Cela demande effectivement un travail de romain et de connaître par cœur toutes les procédures d’application des peines, de manier tous les outils administratifs – référé-provision, référé-suspension -… Mais ça, je l’ai appris sur le tas, je n’ai aucune formation en droit public !
La rédaction : Un autre aspect encore de votre livre est celui qui touche à la politique, à l’avocat politique. Vous dites qu’un avocat doit avoir une certaine conscience politique. Et c’est Rodolphe, le premier détenu dont vous vous êtes occupé, qui a été un électrochoc pour vous.
Etienne Noël : Dans le domaine précis du droit pénal de la prison et de l’application des peines, il me semble qu’un avocat efficace sera toujours un avocat révolté. Quand je dis « politique », je ne fais pas référence à tel ou tel parti, mais au sens large. Il faut replacer la prison dans la cité de façon à mobiliser – peut-être suis-je grandiloquent – les consciences pour que la prison redevienne l’affaire de chacun et qu’on cesse de percevoir les détenus comme des pestiférés. Ca vous oblige à vous engager pour que les choses bougent. L’engagement politique de l’avocat, c’est d’abord être force de propositions. C’est ce que je m’efforce de faire. Lorsque j’ai commencé à aller en prison, à partir de 1995, pour autre chose que mes commissions d’office, ça a provoqué chez moi une prise de conscience – avant je n’avais aucune notion politique, j’étais très classiquement à droite – et un glissement à gauche très prononcé.
La rédaction : Les avocats pénalistes le sont-ils suffisamment ? Dans votre livre, vous êtes assez sévère avec certains de vos confrères. « Aujourd’hui, je suis en rogne (…) mes confrères m’exaspèrent, ils manquent à leurs obligations » ou « Je ne supporte plus certains d’entre eux ».
Etienne Noël : Certains considèrent comme négligeable de s’investir dans l’application des peines. Pour des pénalistes, je trouve ça dramatique. Evidemment, c’est une pratique qui est moins rémunératrice que d’autres… Mais il y a également une ignorance complète. L’application des peines, ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît – surtout avec toutes les lois qui s’accumulent depuis 2005 -, il y a donc une absence de formation. Mais aussi une absence de travail de recherche, d’investissement qui manque aux avocats, même connus. Et puis, il y a aussi le côté méprisant entre l’or de la cour d’assises et le travail de soute de l’application des peines. Attention, il y a beaucoup d’avocats qui ne sont pas comme ça.
La rédaction : Après les conditions de détention, vous vous êtes attaqué à la cause des détenus handicapés. Là encore, vous découvrez un monde insupportable, notamment à Fresnes.
Etienne Noël : Oui, ça fait du bien de pouvoir l’écrire. Pour Fresnes, j’ai été infirmé en appel et ça, ça me fout les boules. Rien n’est jamais gagné. Je serai à la retraite d’ici 10 à 12 ans, je pense que je continuerai à me battre jusqu’au bout pour que la jurisprudence arrive à se stabiliser. Pour les personnes handicapées, c’est de loin ce que j’ai vu de plus
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atroce. Je parle dans le livre de Justin : c’est de loin la situation la plus pathétique que j’ai vue de ma vie. Je n’ai jamais pu parler clairement avec lui, il ne comprenait pas ce qu’on lui disait, on ne comprenait pas plus ce qu’il voulait dire… Il savait vaguement que j’étais son avocat. Que faisait-il là ? Et il n’y a aucun juge pour le sortir.
La rédaction : La situation des détenus handicapés s’est-elle améliorée depuis la « création » de contentieux ?
Etienne Noël : Pas vraiment. Depuis 15 ans, il y a en plus l’accroissement de l’âge moyen des détenus, les lois sur la prescription faisant que l’on condamne de plus en plus âgé et les longues peines sont de plus en plus lourdes. L’état de santé moyen des détenus, compte tenu de leur âge et de leurs pathologies, n’est pas prêt de s’améliorer. Ensuite, les vieilles prisons restent des vielles prisons, sans cellules pour handicapés ou alors c’est du bricolage comme à Fresnes. Mais une cellule de 8m2 avec deux lits médicalisés, sans pouvoir se déplacer ou se croiser sur sa chaise roulante, vous ne pouvez décemment pas appeler ça une cellule pour handicapé. Et il s’agit de situations anciennes, pérennes donc. J’ai été infirmé à Paris sur la question. Pour le moment, c’est le statu quo. Dans les prisons neuves, le nombre de cellules pour handicapés est limité, il y a donc des gens en situation de handicap qui sont dans des cellules ordinaires. Je ne vois pas où ça s’améliore. La suspension de peine pour raison médicale, c’est effectivement un plus depuis 2002. Certains détenus ont pu en bénéficier. Il y a un coefficient d’accord par rapport au nombre de requêtes déposées qui est très supérieur à 50 %. Mais je suis absolument certain que certaines personnes pourraient bénéficier de cette suspension de peine, mais qui ne déposent pas de requête parce qu’ils sont seuls ou grabataires.
La rédaction : Vous en voulez aux juges parfois ?
Etienne Noël : J’ai de temps en temps des envies de meurtre face à l’inhumanité et au mépris de certains juges. A côté, il y a des juges absolument géniaux, notamment chez les juges de l’application des peines. Heureusement qu’ils existent, pour redonner confiance.
La rédaction : Après les conditions de détention, les handicapés, vous vous concentrez sur le contentieux de l’application des peines. C’est devenu votre cœur de métier… « Maintenir éternellement des individus en détention n’a aucun sens, ça s’apparente à une vengeance d’État infinie », dites-vous.
Etienne Noël : D’un point de vue purement utilitaire, il faut que les gens sortent en aménagement de peine parce qu’on s’est rendu compte, statistiques officielles à l’appui, que le taux de récidive, s’agissant des personnes sorties en libération conditionnelle – et je parle en particulier des détenus condamnés pour crime - , est microscopique. Quoiqu’en disent les journaux à chaque fois qu’il y a un fait divers. C’est dans l’intérêt de la société de les faire sortir. Depuis que je fais de l’application des peines, depuis 2001, j’ai fait sortir plus de 250 personnes, majoritairement des longues peines, et je n’ai jamais été ressaisi par eux dans le cadre d’une révocation de conditionnelle. C’est énorme ! Pour moi, c’est une belle idée de ne pas les condamner à vie. On ne peut imaginer laisser quelqu’un toute sa vie en prison.
La rédaction : Vous non, mais d’autres oui…
Etienne Noël : Je suis absolument désolé mais je pense qu’il ne faut pas trop demander leur avis aux gens. Je crois qu’il y a des principes qui surplombent tout ça, liés à la dignité humaine, au fait qu’on ne peut pas réduire les hommes à l’état d’animal. La société n’a pas le droit d’infliger à ses condamnés le même sort que ces derniers ont infligé à leurs
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victimes. C’est là que je parle de vengeance de l’Etat, c’est quasiment du « œil pour œil ». Infliger à quelqu’un la souffrance d’une peine de 40 ans de prison, c’est monstrueux. Dans mon livre, je parle de deux de mes clients – dont un qui est en taule depuis 1972 - qui sont devenus fous en prison. On ne sait même pas ce que l’on va faire d’eux.
La rédaction : Le mot-clé dans votre livre, c’est la réinsertion de ces détenus. On découvre d’ailleurs que vous prenez beaucoup de temps pour vous assurer qu’ils auront un travail, une vie après la prison. Vous palliez l’indifférence de l’État, en somme… Est-ce à l’avocat de faire ce travail ?
Etienne Noël : Bien sûr que oui. Quel est le rôle de l’avocat alors ? A nous, avocats, de mettre le gars sur les rails. Le rôle de l’avocat, tel que je le conçois, est d’élaborer le projet de sortie du détenu. Évidemment, avec 4 UV, même pas 100 €, ça n’est pas évident. On se fout de notre gueule. Mais je refuse de m’asseoir devant un TAP ou un JAP ou une juridiction de libération conditionnelle pour ânonner un dossier dans lequel je n’aurais eu aucun rôle. Nous sommes donc une interface idéale pour mettre les gens en relation les uns avec les autres, pour essayer de construire un projet de sortie.
La rédaction : Comme vous le dites dans le livre, vous êtes « un travailleur social ».
Etienne Noël : Mais oui, l’avocat est idéal pour ça. Nous n’avons aucune hiérarchie au-dessus de nous, aucun compte à rendre…C’est la clé pour que le détenu sorte. Ca, l’avocat peut le faire. Malheureusement, aujourd’hui, on constate un tarissement des possibilités d’accueil et de logement de réinsertion absolument dramatique. Mais nous n’avons aucune prise sur le milieu de la réinsertion en tant que tel. Quand le milieu ne va pas bien, tout le monde en subit les conséquences. Le problème numéro un en ce moment est la question de l’accueil des personnes handicapées, en suspension de peine, surtout lorsqu’ils ont plus de 60 ans. J’ai énormément de mal à trouver des hébergements.
La rédaction : Il y a un autre mot qui revient souvent, c’est celui de « fierté ». Vous êtes fier de ce que vous avez accompli, de ce que vous faites. Dans beaucoup de livres d’avocats, le mot n’est pas utilisé, sous couvert de modestie, mais difficile d’y croire. Là, vous l’écrivez franchement.
Etienne Noël : Il y a beaucoup d’orgueil. J’ai trouvé ma place par rapport à avant, lorsque j’étais chez un agent de change, je maniais du vent. Depuis 20 ans, depuis ma reconversion, c’est vrai que je me sens très très bien là où je suis. Parfois moins quand mon banquier m’appelle. Mais à part ça, ça va. Sortir un perpète’, c’est monter l’Annapurna sans bouteille, c’est un tel sentiment de bonheur. L’autre jour, par exemple, j’étais à l’instruction, ma stagiaire m’a envoyé un mail pour m’annoncer une nouvelle condamnation de l’État que je venais d’obtenir concernant la prison des Baumettes, à Marseille. J’étais comme un fou. Dans ces cas-là, je mesure 4 mètres de haut !
Propos recueillis par Marine Babonneau
« Aux côtés des détenus - Un avocat contre l’Etat », par Etienne Noël et Manuel Sanson, François Bourin Editeur, avril 2013.