mardi 9 mars 2021

Victime d’un tir de LBD, un Erythréen porte plainte et veut faire reconnaître la responsabilité de l’Etat. MEDIAPART Mardi 9 mars 2021

Retourner l'arme du Droit contre l'Etat....dans l'intérêt des plus vulnérables parmi les plus vulnérables....


Victime d’un tir de LBD, un Erythréen porte plainte et veut faire reconnaître la responsabilité de l’Etat


Gravement blessé à la tête lors d’une intervention de police à Calais, le 11 novembre 2020, Bhrane G. a passé deux mois à l’hôpital. Ce demandeur d’asile érythréen a déposé plainte et va saisir le tribunal administratif. Une enquête est ouverte.

    En cette dernière semaine de février, le « lieu de vie » des exilés érythréens de Calais, surnommé « BMX » pour sa proximité avec un terrain de sport, est baigné par le soleil. C’est un pré parsemé de quelques tentes, bordé par des toilettes de chantier. 

Tandis qu’une poignée d’hommes jeunes jouent au foot, Bhrane G., 47 ans, mime la scène qui l’a conduit à l’hôpital, le 11 novembre dernier. Il désigne le parking où étaient garés les CRS et se positionne à l’angle d’un grillage. C’est là qu’il est tombé à la renverse et a perdu connaissance, après avoir été touché au front par un projectile de la police. D’après la victime, les témoins de la scène et les munitions retrouvées, il s’agissait d’un tir de lanceur de balles de défense (LBD), à moins de dix mètres.   

Victime d’un enfoncement de la boîte crânienne et de plusieurs fractures au visage (notamment aux orbites et au nez), Bhrane G. a été hospitalisé pendant deux mois en neurologie, entre Calais et Lille. Sa vue a été affectée, ses dents endommagées, ses mâchoires bloquées. Incapable de s’alimenter seul pendant des semaines, il ne pouvait ni parler ni se lever. 

Malgré deux opérations chirurgicales, Bhrane G. n’en a pas fini avec la douleur. Il souffre encore de maux de tête et de dents, de picotements aux yeux et d’une sensation persistante d’anesthésie sur certaines zones du visage. Quelques semaines après sa sortie de l’hôpital, il a accepté de témoigner auprès de Mediapart et de Libération« Ce que j’ai vécu n’est pas un secret. Je n’ai rien à cacher, au contraire. Je me sens un peu le porte-parole de ceux qui n’ont pas ce droit. » 

Bhrane G., le 26 février 2021 à Calais. © CP / MediapartBhrane G., le 26 février 2021 à Calais. © CP / Mediapart

Ce père de quatre enfants s’assied dans le canapé d’un local associatif, à 5 000 km de son pays d’origine. Comme beaucoup d’Érythréens, Bhrane G. n’arrivait pas à quitter l’armée. Il s’est enfui il y a sept ans. Passé par le Soudan, la Libye et plusieurs pays européens, il est arrivé en France en 2020. Patiemment, cet homme qui porte une croix autour du cou retrace la chronologie des trois derniers mois. Il en est certain : s’il est encore vivant, c’est « grâce à Dieu »

Le 25 janvier, Bhrane G. a réussi à porter plainte pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique », grâce au soutien de La Cabane juridique. Nora, juriste au sein de cette association calaisienne d’aide aux migrants, est parvenue à récolter de nombreuses photos et vidéos prises le 11 novembre, et à retrouver des témoins oculaires. 

Cinq migrants et six bénévoles, ayant assisté soit à la blessure de Bhrane G., soit à son évacuation tumultueuse, ont ainsi transmis leurs récits à la justice. Le parquet de Boulogne-sur-Mer confirme avoir ouvert une enquête préliminaire. En parallèle, la direction zonale des CRS a ouvert une enquête administrative, toujours en cours. Le Défenseur des droits est également saisi. 

Étienne Noël, avocat de Bhrane G., s’apprête en outre à engager la responsabilité de l’État devant le tribunal administratif, comme il l’a fait ces dernières années – avec succès – pour plusieurs victimes de tirs de flashball et de LBD, ce qui a permis leur indemnisation. L’avocat entend réclamer la désignation d’un médecin légiste et d’un balisticien, « pour établir avec certitude l’origine du tir », avant d’assigner le préfet du Pas-de-Calais devant le tribunal administratif. 

« La responsabilité de l’État m’apparaît absolument établie », commente Étienne Noël, pour qui « la faute est évidente ». L’avocat écarte toute « légitime défense » : « Ce sont des policiers qui perdent leur sang-froid et tirent à bout portant, sans respecter les distances de tir ni les zones touchées. »

À Calais, passage stratégique pour rejoindre illégalement le Royaume-Uni, les événements du 11 novembre ont particulièrement choqué la communauté érythréenne et les associations, qui dénonçaient déjà un accroissement des violences policières et des entraves à leur action depuis le début de la crise sanitaire. Un premier article, publié par StreetPress le 18 novembre, revenait sur le déroulement de cette journée

Plusieurs migrants érythréens rapportent avoir été bloqués par des CRS le 11 novembre, en début d’après-midi, alors qu’ils tentaient de traverser un pont pour rejoindre leur campement, où se tenait une distribution alimentaire. Ils expliquent que les CRS ont d’abord lancé des grenades lacrymogènes pour les empêcher de forcer le passage. Une partie des migrants est malgré tout parvenue à se frayer un chemin au milieu des gaz, mais elle s’est retrouvée face à d’autres CRS, à proximité immédiate du « BMX »

Ce sont les derniers souvenirs de Bhrane G. : « On a couru comme on pouvait, jusqu’à l’endroit où il y avait la distribution de nourriture. On se dépêchait pour pouvoir manger. Des bénévoles nous attendaient, je pensais être en sécurité. Mais deux voitures de police étaient garées là, à 7 ou 10 mètres de nous. Les policiers nous frappaient par-devant et par-derrière. Je venais tout juste d’arriver. Tout d’un coup, j’ai perdu connaissance. »  

« Le CRS lui a tiré dans la tête. Il est tombé d’un coup et il a perdu beaucoup de sang », déclarait en décembre YB*, un jeune Érythréen de 25 ans, en montrant du doigt l’endroit où son ami s’est effondré, près du grillage. Dès le lendemain des faits, une dizaine d’exilés identifiaient sur photos le LBD 40 comme étant « l’arme noire » utilisée contre leur ami. Ils expliquent que les CRS ont « visé droit » et pas « en l’air », comme ils le font pour les grenades lacrymogènes. Sur place, Nora, de La Cabane juridique, a retrouvé et photographié des munitions de LBD. 

Bhrane G., quant à lui, évoque « une arme de 50 à 60 cm qui ressemble un peu à une kalachnikov. Elle jette des bombes qui ne sont pas là pour exploser, juste pour blesser ». Lorsque son avocat lui montre la photo d’un LBD 40, il confirme qu’il s’agit bien de cette arme. Rappelons qu’il est interdit de viser la tête avec un LBD, dont la distance optimale de tir est de 25 mètres. 

Quelques jours après cette opération de police, la préfecture assurait que « les CRS sécurisaient une intervention des sapeurs-pompiers portant assistance à un migrant blessé au cours d’une rixe opposant près de 150 migrants » lorsqu’ils ont été « victimes de jets de projectiles »« Les forces de l’ordre ont dû faire usage de plusieurs grenades lacrymogènes et de cinq tirs de lanceurs de balles de défense » afin de « rétablir le calme ». Elle fait état de « quatre policiers blessés » et de « cinq véhicules de service dégradés » mais ne mentionne aucun blessé grave parmi les migrants. 

« Je suis venu en France, censée être un pays de droits, où il y a de la justice » 

Bhrane G. s’est réveillé à l’hôpital, cerné de perfusions et totalement dépendant du personnel soignant, même pour faire ses besoins. Il n’a aucun souvenir de son évacuation, décrite comme particulièrement difficile par plusieurs bénévoles. Ceux-ci estiment que les CRS ont retardé les opérations de secours. 

Bhrane G. le 11 novembre 2020, juste après sa blessure © DRBhrane G. le 11 novembre 2020, juste après sa blessure © DR

Amanda, bénévole néerlandaise, se trouvait sur les lieux pour l’ONG Refugee Info Bus, qui permet aux migrants de recharger leurs téléphones avec un générateur électrique. En début d’après-midi, certains Érythréens sont venus se plaindre auprès d’elle du blocage mis en place par les CRS, une pratique qui « arrive régulièrement »

Sa collègue Johanna, de nationalité allemande, prévient alors Human Rights Observers (HRO), une équipe inter-associative qui documente les interventions de police à Calais. Quelques minutes plus tard, les bénévoles du Refugee Info Bus voient accourir des dizaines d’exilés « suivis par de nombreux CRS », rapporte Johanna. Du gaz lacrymogène se répand dans l’air. 

Dès l’instant où elle voit Bhrane G. tomber au sol, Amanda se remémore une situation « chaotique »« Une ligne de dix à vingt CRS équipés de boucliers s’est approchée de nous à pied. » La jeune femme appelle le 112 et décide de partir. Mais les exilés supplient les bénévoles d’emmener le blessé à l’hôpital. Deux hommes le transportent jusqu’à leur camionnette et montent avec lui à bord. 

Amanda conduit sur quelques centaines de mètres. Le premier van de CRS les laisse passer, le deuxième fait barrage. « Ils nous ont fait ouvrir le van. L’homme saignait énormément et était défiguré », décrit la bénévole. « Les CRS affirmaient qu’il avait été blessé par un jet de pierre », ajoute-t-elle, et lui auraient reproché son appel « inutile » aux pompiers. 

« Il a fallu longuement négocier », déplore Amanda, pour qui « il était clair que la situation était urgente ». Les policiers prennent le temps de « vérifier et prendre en photo les papiers d’identité » des bénévoles, qu’ils ont fait descendre de voiture. 

Les CRS consentent finalement à les laisser rejoindre le camion de pompiers arrivé sur les lieux. Mais l’un des migrants qui accompagnaient Bhrane G. dans la voiture des bénévoles est arrêté. « Formellement reconnu comme l’un des auteurs du caillassage » par les policiers, il est condamné à sept mois de prison avec sursis par le tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer. 

Des hôpitaux de Calais et de Lille, Bhrane G. conserve des certificats attestant de la gravité de ses blessures et quelques souvenirs douloureux. « Je voyais des personnes avec des tuniques blanches, donc j’ai compris que j’étais à l’hôpital. Les médecins parlaient en français, je ne comprenais rien. » Il se rappelle avoir reçu la visite d’amis, dans un état de demi-conscience. « Ils avaient tous un regard triste, comme si mon destin était scellé. Ils n’avaient pas d’espoir pour moi : ils baissaient la tête et partaient. » 

Lui-même a pensé qu’il risquait de mourir. « Je n’avais pas peur mais j’étais triste et énervé. Je suis venu en France, censée être un pays de droits, où il y a de la justice. Tout d’un coup, pour quelque chose qui ne me concernait pas, je me retrouvais à la place de la victime. Je sais que la mort est inévitable mais j’étais loin de ma famille. Je pensais à la distance, au temps qui était passé. C’était un sentiment de déception plus qu’autre chose. »  « Épuisé », Bhrane G. a refusé une troisième intervention chirurgicale malgré l’insistance des soignants. D’autres rendez-vous médicaux sont programmés dans les semaines qui viennent. 

Munition de LBD retrouvée sur les lieux, le 12 novembre 2020. © Nora / La Cabane JuridiqueMunition de LBD retrouvée sur les lieux, le 12 novembre 2020. © Nora / La Cabane Juridique
Aujourd’hui, Bhrane G. attend de savoir s’il obtiendra le statut de réfugié. Malgré sa situation précaire, il assure qu’il n’a « pas de crainte face aux policiers »« Je n’ai commis aucun délit. Je n’ai rien à me reprocher. » Il espère que la justice désignera les responsables de sa blessure et s’étonne que les autorités n’aient pas « pris de [ses] nouvelles »« C’est la moindre des choses quand on blesse quelqu’un. Ils n’ont même pas vérifié si j’avais survécu, comment je me portais. C’est comme si je n’avais aucune valeur à leurs yeux. »

Pour Étienne Noël, cette affaire est « insoutenable »« Ce sont les plus vulnérables des plus vulnérables, ils risquent leur vie tous les jours. Ils ont traversé la moitié du monde pour essayer de retrouver un semblant de civilisation et d’humanité. On les parque comme des chiens, dans des conditions absolument immondes, et en plus on les canarde. »

La dénonciation des violences policières couve depuis plusieurs mois au sein de la communauté érythréenne – qui, avec les communautés éthiopienne et soudanaise, fait partie de celles qui restent le plus longtemps à Calais. Le 16 novembre, les occupants du terrain « BMX » ont écrit une lettre ouverte, diffusée par HRO, pour alerter le préfet du Pas-de-Calais sur ces violences. 

Aven*, 27 ans, résume : « Les CRS nous traitent comme des animaux. C'est comme si nous étions leur terrain de jeu. » « Lorsqu’on se rend en centre-ville pour faire des courses, les CRS ouvrent la portière sans descendre du véhicule et nous aspergent de gaz », raconte YB. « Certains nous donnent des coups de pied. » Le jeune Érythréen rapporte aussi des menaces de mort proférées par les forces de l’ordre à son encontre. 

Dans une première lettre ouverte, publiée en avril, la communauté érythréenne de ce lieu de vie recensait des insultes racistes, des CRS qui « accélèrent dans leurs véhicules en roulant dans [leur] direction, comme s’ils voulaient [les] écraser », ou encore des tabassages entraînant de sérieuses blessures. 

Au-delà des évacuations quasi quotidiennes, de nombreux incidents sont rapportés aux associatifs, qui confient avoir du mal à suivre : blocage des points de passage, destruction nocturne de tente, gazage de réserves d’eau et de nourriture « pour les rendre inutilisables »

Les membres de HRO estiment être de plus en plus entravés dans leurs missions d’observation et de documentation des expulsions. Huit bénévoles ont ainsi accumulé 30 verbalisations entre le 30 octobre et le 15 décembre (deuxième confinement), bien qu’ils affirment porter leur attestation professionnelle de déplacement en permanence. Six d’entre eux ont même été verbalisés trois fois, une quatrième amende pouvant les conduire au tribunal