mardi 25 octobre 2016

La revue dessinée de septembre 2016 n• 13

Flash Ball : des nouvelles du front

L’ÉTAT BIENTÔT CONDAMNÉ À VERSER 67 200 EUROS AU LYCÉEN NANTAIS BLESSÉ AU FLASHBALL ?

Face aux armes de la police : une épopée judiciaire

paru dans lundimatin#78, le 24 octobre 2016

Ce 21 octobre, le tribunal administratif de Nantes examinait un recours quasiment inédit qui vise mettre en cause la responsabilité de l’État dans les blessures provoquées par les flashballs.

Pierre Douillard, lycéen à l’époque, avait perdu un oeil en 2007 après qu’un policier lui ait tiré dessus lors d’une manifestation contre la loi LRU. Lors de son procès en 2012, le policier avait été reconnu coupable du tir mais relaxé au prétexte qu’il obéissait à un commandement supérieur.

Le recours dont il est question dans cet article consiste à contourner la responsabilité et les éventuelles fautes individuelles des policiers, pour s’attaquer directement à l’État. C’est la légalité même de l’usage de ces armes à « létalité atténuée » qui est en jeu.

Un lecteur de lundimatin nous a envoyé le résumé de toute cette affaire dont l’épilogue est attendu le 25 novembre. S’ensuit une interview d’Étienne Noel, qui expose en détail les enjeux de cette décision d’un point de vu légal.
(Notons que Pierre Douillard a récemment publié un livre intitulé L’arme à l’oeil. Violences D’Etat Et Militarisation De La Police.

ARME DE TERREUR

Novembre 2007. Le gouvernement de Nicolas Sarkozy, fraîchement élu, fait face à la première agitation conséquente du quinquennat. Les facs et les lycées sont bloqués contre la loi LRU sur la privatisation des universités. Des milliers de jeunes prennent la rue. Il s’agit d’une réplique du séisme social du printemps 2006 qui avait abouti à l’abrogation du CPE.

Simultanément, une révolte embrase Villiers-Le-Bel, suite à la mort de Moushin et Lakhamy, morts percutés par une voiture de police. Contrairement au soulèvement de 2005, l’incendie est circonscrit à l’aide de balles en caoutchouc, de confinement du quartier, de militarisation de l’espace, d’appels à délation.

Le 27 novembre, les ministres courent au chevet d’un policier blessé lors d’affrontements à Villiers-Le-Bel. On parle de « voyoucratie », on entend des appels à durcir l’armement de la police. C’est précisément ce jour là que Pierre Douillard, lycéen de 16 ans qui manifeste à Nantes, est atteint par un tir de Lanceur de Balle de Défense – LBD 40 – à la tempe. Il perd l’usage de son œil droit. C’est le premier mutilé d’une longue série par cette nouvelle arme.

Le LBD 40 est alors inconnu du public. Ce fusil qui propulse des balles en caoutchouc est en phase d’expérimentation. Le ministère de l’intérieur en a distribué secrètement quelques centaines, au compte-goutte sur tout le territoire, à des policiers volontaires, depuis l’été 2007. A Nantes, la nouvelle arme est testée sur une foule de lycéens qui se dispersent à la fin d’une manifestation. Contrairement au Flash-Ball, ce lanceur est doté d’un canon rayé et d’un viseur haute technologie, qui permet d’atteindre très précisément une cible. Ici, le visage d’un manifestant. L’effet politique est concluant. Les lycées sont débloqués dans les jours qui suivent. L’arme sera généralisée.

MARATHON JUDICIAIRE

Mars 2012, cinq ans plus tard. Au terme d’un marathon judiciaire, le procès du policier qui a tiré sur Pierre Douillard se tient à Nantes. Entre temps, les mutilations à coups de flash-ball et de LBD se sont multipliées. Joachim et Geoffrey à Montreuil, Joan à Toulouse, Bruno et Alexandre à Villiers-le-Bel, Ayoub à Montlbéliard, Daranka à Corbeil Essonne, la liste ne cesse de s’allonger.

Le procès dure deux jours. Il est éprouvant. Dans un tribunal littéralement ceinturé d’uniformes, Mathieu Léglise, le policier tireur, se félicite à la barre d’avoir « neutralisé la cible ». Son avocat, Laurent-Franck Liénard, militant pour le port d’arme généralisé et auteur d’un guide pratique pour les policier nerveux de la gâchette [1]. fait rebondir une balle en caoutchouc sur le sol du tribunal pendant sa plaidoirie, et mène une véritable guérilla judiciaire. La violence du maintien de l’ordre se déplace dans la salle feutrée du tribunal. Le délibéré, un mois plus tard, relaxe Mathieu Léglise. Le policier a bien tiré sur Pierre. Il l’a bien atteint au visage. Mais il ne saurait être condamné, car il a obéit à un « commandement légitime ».

Quelques semaines plus tard, un courrier « confidentiel » du préfet de Loire-Atlantique propose au blessé une forte somme d’argent en échange d’un « arrêt des poursuites ». L’affaire aurait pu en rester là, mais Pierre Douillard et ses proches décident à présent d’attaquer l’État auprès du Tribunal Administratif. Ils s’entourent d’Étienne Noël, un avocat connu pour avoir fait condamner l’administration sur la question des conditions carcérales. L’avocat fait reconnaître en 2013 la responsabilité de la police dans la blessure de Clément, dont la mâchoire avait été fracturée en 2009 par un tir de Flash-Ball.

L’ÉTAT CONDAMNÉ ?

Vendredi 21 octobre 2016. Audience au Tribunal Administratif. Cela fait près de 9 ans que Pierre Douillard a été blessé, et les armes de la police touchent désormais des centaines de personnes. Les récentes manifestations ont même vu apparaître une arme plus dangereuse encore que le LBD. Un fusil à barillet permettant de tirer de lacrymogènes et des balles en caoutchouc en rafale, le PGL-65.

Pour défendre l’État, l’avocat du préfet s’appuie sur une jurisprudence vieille de 50 ans, à propos d’un jeune maçon, Jean Rigollet, abattu d’une balle dans la tête par les CRS dans les rues de Nantes, lors des grandes grèves de 1955 ! Pour appuyer son propos, le juriste bredouille que la blessure du lycéen n’est pas la faute des forces de l’ordre mais celle du « corps enseignant » qui aurait « laissé des mineurs manifester dans la rue ». Pour conclure ce triste spectacle, l’avocat ose même une référence au djihadisme : l’État ne peut-être rendu responsable des mineurs qui fuguent dans des pays à risque, sous-entendu, pas plus que des lycéens qui manifestent.

Pour la première fois dans cette affaire, la responsabilité de la police est reconnue. Le rapporteur public met en cause la dangerosité de l’arme, les distances de tir, la formation du policier. Une avancée symbolique qui, si elle est confirmée, pourra servir de jurisprudence pour les dizaines d’autres personnes atteintes au visage. En revanche, tel Salomon, le magistrat tente d’opérer un « partage des responsabilités » pour le moins étrange. Si l’État a bien commis « une faute », le lycéen serait responsable « à hauteur de 30% » du tir qui l’a atteint au visage. En effet, la participation à des « voies de faits », en l’occurrence le fait d’avoir été présent à une manifestation et ne pas s’être « désolidarisé d’actes de violences » le rend responsable de sa propre blessure. Une sorte de présomption de culpabilité pour les cibles de tirs.

Comment ont été fixés ces 30% de « responsabilité partagée » ? Nul ne le sait. Dans cette logique, le slogan « tout le monde déteste la police » chanté juste avant un tir pourrait donc coûter 15% de « responsabilité partagée », un fumigène allumé 45% ? Le barème des mutilations policières demeure pour le profane un point aveugle de la procédure.

Le délibéré – et l’épilogue ? – de cette épopée est fixé au 25 novembre prochain. Si l’État est effectivement condamné pour un tir de LBD 40, et que l’arme est officiellement reconnue comme « dangereuse », le verdict ouvrirait non seulement de nouvelles pistes pour les innombrables blessés qui ont vu leur plaintes classées sans suite lors des procédures pénales, mais il ouvrirait une brèche au sein même de l’administration, alors que les armes de la police sont utilisées de manières de plus en plus massives et indistinctes.

En France, il est presque impossible de faire condamner un policier violent. En avril 2012, un gardien de la paix abat Amine Bentounsi d’une balle dans le dos à Noisy-le-sec. Le tireur est mis en examen. Le soir même, des dizaines de voitures de police, sirènes hurlantes, prennent littéralement en étau le tribunal de Bobigny pour protester contre la justice. La police fait corps, et le prouve à chaque procès où l’un des leurs est mis en cause. Chaque audience est l’occasion d’une démonstration de force tant physique que politique. Les mobilisations de ces derniers jours, où la police se constitue en force autonome et armée lors de manifestations sauvages en sont les dernières illustrations. Les procédures administratives peuvent donc être une voie envisageable pour faire perdurer le combat contre les violences d’Etat dans la rue comme dans les tribunaux.

Le contexte général est au durcissement sécuritaire, aux manifestations policières pour réclamer toujours plus d’armement et d’impunité, et aux expulsions imminentes du camp de Calais et des occupants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le délibéré du 25 novembre prochain à Nantes est donc à observer avec attention.

En complément de cet article, nous avons demandé à l’avocat de Pierre Douillard, spécialiste des démarches administratives contre l’état, de nous éclairer sur la procédure.

INTERVIEW D’ÉTIENNE NOEL

Lundimatin : Si le rapporteur reconnaît que la responsabilité de l’Etat est engagée, il avance des éléments qui relèvent juridiquement selon lui de la "faute simple". Vous vous êtes opposés à lui sur ce point en demandant que ce soit reconnue "la responsabilité sans faute du fait de l’utilisation d’une arme dangereuse". Quelle est la différence entre faute simple et responsabilité sans faute ? Et pourquoi est-il important que ce régime de responsabilité sans faute soit reconnue ?
Etienne Noel : Il existe en fait deux régimes de responsabilité : a) La responsabilité pour faute. Il est nécessaire alors de démontrer une faute simple des services de police dès lors que la personne atteinte était visée par l’opération de police. b) La responsabilité sans faute. Dans ce régime il n’est pas nécessaire de démontrer une faute, même si cela peut-être frustrant. Il s’applique dès lors que la personne atteinte n’était pas visée, c’est à dire, n’avait pas une attitude belliqueuse face aux forces de police, et se trouve être une victime collatérale, c’est le cas de Pierre Douillard, mais aussi d’autres victimes pour lesquelles des dossiers sont en cours.

Il était fondamental de soulever ce régime de responsabilité sans faute pour Pierre qui n’a jamais lancé quoique ce soit sur les policiers. Contrairement à ce qu’estimait le rapporteur public qui, sans en avoir de preuve formelle, avait la conviction que Pierre avait lancé des cailloux. Ce qui explique d’ailleurs le partage de responsabilité qu’il propose au Tribunal. Enfin, appliquer la jurisprudence Lecomte (CE 1949), instituant un régime de responsabilité sans faute en faveur des victimes collatérales, (ce que Pierre est sans conteste) présente l’immense avantage de faire juger une fois de plus que le flashball et le LBD 40 sont des armes dangereuses, en suite de ce que le tribunal administratif de NICE a jugé en octobre 2014.

La situation de Pierre le 27 novembre 2007, s’apparente à celle jugée à Nice. Dans cette affaire, les policiers devaient faire face à une "pluie de projectiles divers" ; ce qui n’était pas le cas, à NANTES.

Lundimatin : Le rapporteur a effectivement reconnu des éléments qui sont largement ignorés par les procureurs lors des audiences en correctionnel : absence de formation, distance de tir non réglementaire, zone de tir interdite, etc. Qu’est-ce qu’un rapporteur, et comment expliquer qu’il reconnaisse si facilement ce que le procureur nie systématiquement ?
Etienne Noel:Les procureurs n’ont jamais abordé ces problématiques à l’audience simplement en raison du fait que cela n’entrait pas dans la démonstration des fautes personnelles commises par M Leglise le 27 novembre 2007. Il s’agit de fautes commises par l’administration dont dépend ce dernier, jusqu’au plus haut niveau : d’où l’immense intérêt des procédures en responsabilité de la puissance publique qui permettent de la faire condamner.
Lundimatin : Comme vous le rappelez, le tribunal administratif de Nice avait déjà reconnu en 2014 que le flashball est une arme dangereuse. De telles armes sont pourtant abondamment utilisées pour des opérations de maintien de l’ordre. En quoi de telles condamnations peuvent-elles constituer un moyen pour attaquer l’utilisation de ces armes ? Et puisque c’est un décret qui indique quelles sont les armes à feu susceptibles d’être utilisées pour le maintien de l’ordre public, comment s’attaquer juridiquement à un tel décret ?
Etienne Noel : Accumuler les condamnations de l’Etat de façon à permettre un mouvement de réflexion comparable à celui qui s’est institué à propos de prisons. Même si rien n’est abouti de ce côté-là, il n’en demeure pas moins que l’on a jamais autant parlé des prisons depuis 10 ans et j’ai la faiblesse de penser que les procédures victorieuses menées depuis 10 ans n’y sont pas étrangères. Le décret peut lui être attaqué devant le Conseil d’Etat.

[1L’ouvrage Force à la loiPlus d’informations sur ce personnage malfaisant