mercredi 26 septembre 2012

Dossier Libé "Prison: la gauche veut faire sauter le verrou"‏



LIBERATION : EDITORIAL
 25.09.2012

Rupture

Christiane Taubira joue une partition difficile. D’autant plus qu’elle ne l’interprète pas mezza voce. Le thème est pourtant simple : vider les prisons que Sarkozy et les chantres du «tout-carcéral» ont passé dix ans à remplir.
Le constat de la garde des Sceaux n’est pas contestable. L’entassement de détenus dans des centres pénitentiaires débordés n’a en rien amélioré la sécurité des citoyens. Elle a même accru les risques de récidive, en jetant les primo-délinquants dans des geôles qui demeurent un redoutable creuset de violence.
Christiane Taubira a donc raison de vouloir rompre avec cet aspect du sarkozysme qui n’a cessé de lier la sécurité à l’enfermement du plus grand nombre. La circulaire qu’a diffusée la ministre de la Justice aux procureurs va dans ce sens. En leur demandant que les peines soient adaptées à chaque prévenu et que la prison ne soit décidée «qu’en dernier recours», elle clarifie la rupture.
Mais il ne suffit pas de vouloir vider les prisons. La ministre doit rappeler que la loi pénale prévoit d’autres sanctions que la détention. Il est aussi indispensable qu’elle définisse clairement les substituts à la prison, et se donne les moyens de les mettre en œuvre. C’est à ces conditions que son discours de la méthode pourra donner des résultats sans être taxé de laxiste. L’enjeu est considérable. Car si Christiane Taubira échoue, c’est une politique pénale clairement identifiée à gauche qui serait mise à mal, et pour longtemps.

25.09.2012

Les clés de Taubira pour vider les prisons

Face aux centres de détention surpeuplés, la garde des Sceaux entend développer massivement les peines alternatives. Un changement profond de la politique pénale française… qui demande beaucoup de moyens.
«Nos prisons sont pleines, mais vides de sens.» La garde des Sceaux, Christiane Taubira, s’attaque aujourd’hui à un problème ancien avec une nouvelle formule. Les prisons françaises -«une humiliation pour la République» selon l’expression consacrée - vont-elles enfin faire l’objet d’une politique de fond ? La ministre de la Justice annonce avoir ouvert le chantier avec sa circulaire de politique pénale - présentée la semaine dernière en Conseil des ministres - et l’installation d’une «conférence de consensus», qui se réunit actuellement et démarrera ses «auditions» d’experts et de personnalités concernés au mois de février, pour aboutir, dans la foulée, à des recommandations concrètes.
Urgence. Avec 20 000 détenus de plus qu’il y a dix ans - 66 126 prisonniers pour 57 385 places -, un taux de récidive de 63% dans les cinq ans pour ceux qui sortent de prison sans aménagement, des conditions de détention qualifiées de «traitements inhumains et dégradants» par le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), nos prisons sont, depuis longtemps, en état d’urgence. La gauche peut-elle améliorer le sort des personnes détenues et vider les prisons ? Va-t-elle s’en donner les moyens ?
La circulaire diffusée aux parquets entend lutter contre la surpopulation carcérale de plusieurs manières. D’abord en limitant le recours aux peines planchers, ces sanctions automatiques instaurées par Nicolas Sarkozy contre les récidivistes. Taubira a demandé aux procureurs d’«individualiser» les décisions en n’optant pour la prison ferme «qu’en dernier recours». Dans la même optique, la ministre de la Justice encourage à freiner les comparutions immédiates, cette justice à la hâte où les peines fermes sont prononcées à tour de bras. Et demande aux procureurs le réexamen de «toute peine d’emprisonnement, et plus particulièrement les peines anciennes ou inférieures à six mois». Enfin, élément clé de son discours, elle enjoint les parquets à «faire de l’aménagement des peines une priorité de politique pénale». Cette priorité, martelée, est aussi celle de la lutte contre la récidive, tant les statistiques montrent que les taux de «rechute» sont largement inférieurs pour les condamnés qui ont bénéficié d’un aménagement partiel ou total de leur peine.
Accompagnement. Souhaitant trancher avec la «frénésie législative» du précédent gouvernement (une loi, nous dit-on, viendra tout de même dans un second temps), la chancellerie demande aux juges d’agir avec les dispositifs existants. On ne peut que s’en féliciter, tant ils sont nombreux et souvent sous-employés. On peut en revanche s’interroger sur l’efficacité d’un tel affichage si de nouveaux moyens ne sont pas débloqués.
Plus du tiers des condamnés, en effet, purgent des peines inférieures à douze mois, donc aménageables (elles le sont jusqu’à deux ans depuis la loi pénitentiaire de Rachida Dati de novembre 2009). Pourtant, seules 19% des personnes écrouées bénéficient d’un aménagement de peine. A l’exception du placement sous surveillance électronique mobile (Psem, le bracelet électronique), qui a connu un boom (9 000 personnes aujourd’hui, contre la moitié il y a deux ans) lié à son coût (1) très avantageux, la majorité des peines alternatives sont peu utilisées.
Le manque de moyens en est la principale explication. En France, les conseillers d’insertion et de probation (CIP), chargés du suivi des aménagements de peine, gèrent jusqu’à 180 dossiers chacun - là où leurs homologues suédois se limitent à 25. Dans ce contexte, l’action des CIP français se limite souvent à vérifier que les personnes suivies «pointent»régulièrement dans leur service ou au commissariat. Sans avoir la possibilité de mettre en place un véritable accompagnement social : aide à l’emploi ou à la formation, aux démarches familiales et de réinsertion, veille au dédommagement des victimes… Les CIP sont 3 000. Pour l’application de la loi pénitentiaire de 2009, les besoins avaient été évalués par le Sénat et la Cour des comptes à 1 000 nouveaux postes. Aucun n’a vu le jour. Ils sont pourtant indispensables pour développer la libération conditionnelle, la semi-liberté, le placement extérieur.
«Probation». Le suivi sociojudiciaire, institué en 1998, alliant surveillance et injonction de soins, souffre de la même pénurie. Parmi les médecins coordonnateurs, chargés de la mise en place de ce dispositif, un poste sur deux n’est toujours pas occupé. Quant aux peines alternatives à la prison, comme les travaux d’intérêt général, les juges hésitent à les prononcer sachant qu’elles ne sont souvent pas appliquées, faute de places.
La loi annoncée par Christiane Taubira à l’horizon 2013 prévoirait un système de «probation», c’est-à-dire une peine «dans la communauté». Par exemple, envoyer un chauffard travailler dans une association de lutte contre la violence routière plutôt que de l’enfermer en prison. Là encore, cela ne peut s’imaginer sans moyens supplémentaires.
(1) Une personne sous Psem coûte 15 euros par jour contre 94 euros pour un détenu.

25.09.2012

La ministre que la droite adore détester

L’UMP ne se lasse pas d’instruire le procès en laxisme supposé de Christiane Taubira, érigée en bouc émissaire du gouvernement.
Pour chauffer les salles de supporteurs de l’UMP, rien de tel qu’un bon couplet sur les méfaits de Christiane Taubira. Dans leurs campagnes pour la présidence du parti, Jean-François Copé, François Fillon et leurs principaux lieutenants en ont fait leur morceau de bravoure. De la mise en cause du tout-répressif à l’instauration du mariage gay, il est vrai que cette garde des Sceaux leur donne généreusement du grain à moudre.
«Camp». En mai, quelques jours après l’installation du gouvernement, l’UMP estimait qu’en nommant Taubira au ministère de la Justice, François Hollande faisait «le choix de la culture de l’excuse». L’annonce de la suppression du tribunal correctionnel pour les mineurs délinquants récidivistes n’en était alors qu’une des premières manifestations. Il y avait aussi eu la rocambolesque évasion d’un détenu à l’occasion de la toute première sortie de la ministre, dont la droite goguenarde a aussitôt fait une parabole du légendaire«laxisme» de la gauche. Quatre mois plus tard, la garde des Sceaux reste la cible préférée de l’opposition. Les porte-parole de l’UMP, ne sont pas loin de la tenir pour responsable des violences graves des derniers jours : fusillades parisienne et marseillaise ou encore, à Cannes, accident meurtrier sous l’emprise des stupéfiants.
Bruno Beschizza, secrétaire national de l’UMP, «s’effraie de la multiplication des règlements de comptes, concomitante aux violences faites aux policiers». Selon lui, «les criminels et les délinquants ont reçu le 5 mai le message de laxisme de la garde des Sceaux». Grâce à Christiane Taubira, «la peur a changé de camp !» s’indigne Beschizza.
Le filloniste Eric Ciotti, député UMP des Alpes-Maritimes, n’est pas moins virulent. La circulaire de politique pénale visant à réduire la population carcérale (lire ci-dessous) constitue à ses yeux «un message d’impunité à tous les délinquants de France». La suppression des peines planchers et la systématisation des aménagements de peines vont «inéluctablement conduire à une très forte explosion de la délinquance». A en croire Christian Estrosi, il serait même déjà trop tard : «La République est en danger !» s’angoisse le député-maire de Nice, évoquant la «sauvage agression» dont vient d’être victime, dans sa ville, un «policier national». Pour lui, aucun doute : «Les orientations pénales de Madame Taubira constituent un danger pour notre démocratie.»
«Banalisation». L’ex-député UMP Valérie Rosso-Debord ne décolère pas contre la circulaire sur la politique pénale présentée le 19 septembre en Conseil des ministres. Cela consiste, selon elle, à «relâcher 8 500 prisonniers dans les rues sous prétexte qu’il n’y a que 57 200 places opérationnelles». Cette proche de Jean-François Copé réclame la poursuite du«vaste plan de construction de places de prison» engagé sous Nicolas Sarkozy. C’est également l’exigence formulée par l’ancienne garde des Sceaux Rachida Dati, qui voit venir une«banalisation de la violence armée». Rien de moins.

25.09.2012

La récidive

L’incarcération, quand elle n’est pas assortie d’un suivi sérieux, ne réduit en rien la récidive. Ainsi, 63 % des sortants de prison sans aménagement de peine sont à nouveau condamnés dans les cinq ans suivant leur libération, contre 39 % pour les sortants en libération conditionnelle. C’est ce que démontre la principale étude française réalisée par les démographes Annie Kensey et Abdelmalik Benaouda, du bureau des études et de la prospective de l’administration pénitentiaire.
66 126
personnes sont incarcérées en France pour 57 385 places de prison.
«La droite a rempli les prisons pendant dix ans et s’est rendu compte, un beau matin, qu’il fallait les vider !»
Christiane Taubira à propos de la loi pénitentiaire de 2009 votée pendant le mandat de Nicolas Sarkozy, qui encourage la mise en place des aménagements de peine
A lire. «Après la prison, j’avais l’impression d’être un fantôme», témoignages d’anciens détenus sortis directement, sans accompagnement, qui racontent une étape douloureuse.
«A terme, il est moins coûteux d’investir en milieu ouvert, où le risque de récidive est moins élevé, que dans les prisons.»
Pierre-Victor Tournier directeur de recherches au CNRS, démographe du champ pénal

25.09.2012

La conditionnelle, «un sas de décompression»

Il a l’impression que ça fait «quinze jours»«tellement rien n’avance». Michel est dehors depuis treize mois. Après huit années passées derrière les barreaux, il a obtenu sa libération conditionnelle. En prison, il a dû constituer un épais dossier : seules des garanties solides comme la recherche d’emploi lui ont permis de sortir. Grâce à la conditionnelle, il vit dans un «sas de décompression». «Si j’étais sorti seul, comme ça, sans rien, je dormirais sous les ponts à l’heure actuelle.» Au lieu de ça, il enchaîne les rendez-vous : psychologue, psychiatre, conseillère d’insertion. Car «le combat entamé en prison continue à l’extérieur». Les employeurs le convoquent, ne le retiennent jamais. Après une quarantaine d’entretiens, le constat est amer : «La dernière fois, pendant une heure, ils me répétaient que j’allais récidiver, pour me tester.»
En 2003, Michel écope de douze ans ferme pour «attouchements sexuels sur mineur», affirme-t-il. Aujourd’hui, il «assume» «C’était une énorme connerie.» N’empêche : «Quand je vois la foule du métro arriver, je flippe, je me demande ce qu’ils me veulent, comme s’il y avait marqué "taulard" sur mon front.»
Michel suit une remise à niveau en bureautique et en français. Il veut travailler dans la maintenance informatique. «Je suis un peu autodidacte, et puis je ne peux plus trop faire des choses physiques.» La détention a laissé des séquelles : diabète, cholestérol, hypertension… «Ils disent que c’est la contrariété. J’étais en bonne santé avant la prison, mais j’ai essayé de me foutre en l’air trois fois.» Michel vit chichement. L’association Arapej lui a trouvé un toit. 15 % de ses revenus servent à payer l’hôtel et 10 % à indemniser les parties civiles. Sans compter le téléphone : «On doit toujours être joignable». Il touche le RSA, 480 euros par mois. «Au moins, je ne suis plus obligé de me mettre à poil devant les matons pour voir mes gosses, j’ai obtenu un droit d’hébergement et ils me rendent visite tous les quinze jours. C’est pour eux que j’ai tenu tout ce temps.»

25.09.2012

Le bracelet, pas toujours facile à obtenir

Sarah. 33 ans, enfermée au total pendant six ans
Sarah (1) a un «bon boulot» de chargée de gestion, un «joli appartement», une adorable petite fille de 8 mois. Il y a trois ans, elle disait pourtant qu’elle ne s’en sortirait «jamais». Prisonnière de la prison qui engendre la récidive. Entraînée dans un «cercle vicieux». Sarah avait 22 ans lorsqu’elle a été incarcérée, pour des vols dans un supermarché. Six mois ferme, en vertu de son statut de «multirécidiviste». Auxquels se rajoutent, un peu plus tard, encore six mois pour des faits similaires (un ordinateur et du champagne dérobés).
En prison, Sarah, grandie seule, orpheline de père, mise à la porte à 14 ans par sa mère, ne supporte pas les rapports d’autorité. Dès qu’une surveillante lui parle mal, elle se cabre. Refus d’obtempérer, insultes, agressions… Personne n’est blessé mais les sanctions s’enchaînent : jours de mitard, puis peines de prison. Trois, six, huit mois… Sandra, au total, passera six ans enfermée.
A peine sortie en 2007, elle est rattrapée par une ancienne affaire : dix mois ferme pour avoir craché sur un procureur plusieurs années auparavant. Bien qu’elle ait un logement en foyer et un travail, le tribunal lui refuse l’aménagement. Elle fait appel, obtient un bracelet électronique. Hélas, les murs de son foyer sont trop épais : le signal ne peut pas passer. Elle trouve un appartement… qui s’avère lui aussi incompatible avec le bracelet. Le juge lui dit qu’il va la réincarcérer. Son avocate réussit à négocier une semi-liberté. Là encore, non sans difficultés. Sandra doit être à son travail à 5 heures du matin, donc quitter la prison à 4 heures. Un jour sur deux, la surveillante de garde, contrariée de devoir se lever, «oublie» de lui ouvrir. Le soir, ses trois codétenues parlent jusque tard dans la nuit. Elle arrive épuisée à son travail, en retard. «Heureusement, l’employeur était compréhensif.» Sarah dit qu’elle a eu de la «chance». Ses amis disent qu’elle a eu «du courage». Et que la justice «ne lui a pas facilité les choses».
(1) Le prénom a été modifié.