Casanova Agamemnon (à droite) à la prison du Val de Reuil lors d’une visite de son ami Jean-Charles Najède : "Je suis toujours en relation avec ma famille et mes amis à la Réunion. Heureusement qu’ils sont là et, croyez-moi, ils ont beaucoup de mérite après tout de rester à mes côtés pour me soutenir moralement" (photo DR)
Pour la première fois depuis son procès en 1988, Casanova Agamemnon s’exprime publiquement. Incarcéré en métropole, le Bénédictin, qui a passé 43 ans derrière les barreaux, a accepté de répondre à notre interview. Celui qui reste l’un des détenus les plus célèbres de la Réunion dénonce le sort que lui a réservé la justice : "l’oubli et la déportation". Il dit garder une "force intérieure" et l’espoir de retrouver son île natale grâce aux efforts de son avocat, Me Etienne Noël.
INTERVIEW
Monsieur Agamemnon, quel homme êtes-vous aujour-d’hui après avoir passé autant d’années en prison ?
Je suis toujours le même homme que j’ai été avec mes défauts et mes qualités. Toujours respectueux des autres afin d’être respecté. C’est la base même de mon éducation et de mes principes.
Vous êtes incarcéré depuis 1969, mise à part votre libération conditionnelle entre juillet 1985 et mai 1986. Considérez-vous que vous avez été oublié en prison par la justice ?
Oui, je considère que la justice m’a oublié mais c’est un oubli bien planifié par le système avec la volonté de me détruire par un soi-disant transfert provisoire mais transformé par une déportation de 1988 sur Fresnes.
Vous faites partie des plus vieux prisonniers de France. Estimez-vous qu’à notre époque la justice puisse encore laisser enfermées des personnes pendant aussi longtemps ?
La justice française est capable de tout. J’en suis une preuve bien vivante. Il n’y a pas besoin d’aller en Russie ni en Chine, comme on nous fait croire, pour trouver ce genre de justice. La France est le pays des droits de l’Homme, peut-être bien pour l’homme blanc ! Chaque année, elle est condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme pour ses abus excessifs, pour son non-respect aux droits des personnes incarcérées ou autres… Comme je n’ai pas l’habitude de fermer ma gueule, je vous dirai que je suis victime d’une justice parallèle et discriminatoire.
Vous souhaitez sortir de prison et revenir à la Réunion. Mais, ici, certaines personnes disent avoir encore peur de vous et vous voient toujours comme l’ennemi public n° 1 en cavale. Que leur répondez-vous ?
Concernant la soi-disant "peur de moi", comme vous dites, je n’y crois pas trop. J’espère tout simplement que le système ne cherche pas aujourd’hui à justifier ses conneries en faisant porter la responsabilité de cette déportation sur les Réunionnais et les Réunionnaises. Car lors de ma cavale, en 1986, je n’ai agressé personne dans mon tour de l’île. Afin de justifier tous mes rejets de transfert depuis 1989, le système a utilisé comme base la médiatisation de l’affaire. Mais tout ça n’explique pas pourquoi, sur une condamnation de 10 ans, je suis toujours au fond d’une cellule vingt-sept ans après, sinon pour assouvir une petite vengeance perso de la part d’un de leur confrère…
Juste pour vous dire que ce n’est plus une justice républicaine qui est appliquée à mon égard mais une justice de voyou. Je suis entré dans le temps d’une libération conditionnelle depuis le mois de mai 1991. J’ai eu sur la Réunion trois employeurs possibles de 1991 à 2007 ainsi que des certificats d’hébergement. Donc dossier complet et chaque année, rejet… Sauf que cette année, pour la première fois, je présente un dossier sans certificat d’emploi, à moins que d’ici là, avant la commission, mes amis me trouvent quelque chose. J’attends. Sinon, ils trouveront là encore un prétexte pour un nouveau refus.
J’affirme que je suis devenu l’instrument d’un complot de l’administration pénitentiaire depuis 1986, simplifié par une accusation non fondée, sur des faux témoignages. A priori, ça a bien fonctionné au niveau du ministère de la Justice. Jusqu’au mois de mai 2012…
Sur les quatre condamnés à perpétuité que j’ai connus depuis 1973, tous ont bénéficié d’une libération conditionnelle. Pas moi. Parmi eux, un condamné à 20 ans et qui est entré après moi. Sauf qu’eux étaient zoreils… Je ne suis pas parano mais il y a quelque chose qui cloche, n’est-ce pas ?
Etes-vous fréquemment en relation avec des personnes de la Réunion ?
Bien sûr que je suis toujours en relation avec ma famille et mes amis à la Réunion. Heureusement qu’ils sont là et, croyez-moi, ils ont beaucoup de mérite après tout de rester à mes côtés pour me soutenir moralement. J’ai de temps en temps une petite visite de mon ami Jean-Charles pour parler du pays. C’est toujours très agréable. Il y a aussi des personnes qui pensent encore à moi. Pour d’autres, malheureusement, je n’aurais aucune chance de les revoir vivantes avant mon retour, sauf dans un cimetière. Mais pour la justice française, ça n’a aucune importance.
Votre avocat dit être étonné par le fait que vous gardez un moral extraordinaire ? Ne vous arrive-t-il pas d’être déprimé par votre situation ?
Avec ma situation pénale, il y a de quoi parfois être déprimé. Je ne suis qu’un homme avec mes faiblesses, mais aussi avec une force intérieure qui m’oblige à la survie malgré les injustices que j’ai subies, et je subis malheureusement encore aujourd’hui toutes les mesquineries de la part des surveillants, les humiliations, le mépris et la discrimination. Il y a de quoi devenir fou. Mais j’ai appris à vivre avec en faisant un travail sur moi-même. Ce n’est pas facile à obtenir. Ça demande beaucoup d’efforts, croyez-moi, en 43 ans de taule, surtout pendant les 35 ans sur la métropole, depuis 1973 avec les années de QSR (quartier de sécurité renforcée) et QHS (quartier de haute sécurité) comme Fresnes, Lisieux, Tulle, Mende et Bourgoin-Jallieu. Le moins pourri était encore celui de Fresnes. De 1975 à 1984, j’ai eu deux parloirs. Mais j’ai toujours refusé de prendre des médicaments pour dormir, comme les somnifères, les antidépresseurs. C’est le piège pour beaucoup autour de moi. Je vois les ravages produits par toute cette merde. La plupart ont moins de 25 ans et le cerveau déjà en bouillie. Lorsqu’ils se trouvent dans le couloir, ce sont de vrais zombies. Ils ne peuvent plus faire face. Le moindre petit pépin, ils craquent. Oui, je peux dire qu’aujourd’hui, la prison fabrique des camés. C’est bien la première fois que je tombe dans une prison où il y a autant de suicides.
Au cas où vous seriez transféré à la Réunion, ne craignez-vous pas de ne pas reconnaître votre île natale ?
C’est évident que beaucoup de choses auront changé à mon retour dans mon île en 43 ans. Mais, que voulez-vous, j’aime mon île avec la mentalité des gens qui y vivent. Il y a aussi sa grande diversité ethnique et religieuse qui est un exemple pour beaucoup de pays. Puis, il y a le climat, sans oublier les bons petits plats que je ne trouve pas ici.
Avez-vous encore espoir de rentrer à la Réunion ?
Concernant ma dangerosité avancée par l’administration pénitentiaire, je vous dirai que je ne suis pas plus dangereux que les personnes qui vous croisent sur votre chemin chaque jour, ni plus dangereux qu’une voiture et 100 fois moins qu’un engagé militaire, si vous vous voyez ce que je veux dire… Le Mahatma Gandhi a pu supporter toutes les humiliations qui lui ont été infligées par les Anglais dans les prisons. Il y a un choix à faire entre survie et le suicide
Interview : Jérôme Talpin