Quand la dangerosité
devient le grand critère de la justice pénale
Liberation
le 16 janvier 2012
PAR ALAIN
BLANC MAGISTRAT ET SOPHIE
BARON-LAFORÊT PSYCHIATRE
Nul
ne sait si, dans les semaines qui précéderont l’élection présidentielle de
mai 2012, un crime particulièrement horrible surviendra ou non. En
revanche, il nous semble utile de formuler dès maintenant des recommandations
sur les questions qui se posent sur le fonctionnement de la justice pénale et les
attentes de nos concitoyens à ce sujet car les prises de positions des
responsables politiques, mandatés ou non par les candidats à l’élection
présidentielle pour s’exprimer sur les questions pénales, ont en effet pris
jusqu’à présent un tour réellement préoccupant, quel que soit le bord d’où
elles venaient.
Tout
a déjà été dit sur l’effet désastreux de l’accumulation de lois souvent
contradictoires censées garantir le non-renouvellement de faits divers,
prétextes à leur élaboration en urgence au Parlement. Il en est de même
concernant la question des moyens des services publics en charge de ces
questions, qu’il s’agisse de la police, de la justice, de la psychiatrie ou
plus largement des politiques publiques contribuant à la prévention de la
délinquance et en particulier de la récidive.
Venons-en
au cœur du sujet : depuis quelques années, nous sommes, avec la question
pénale, comme sur un toboggan qui entraîne tout le monde en chute libre : la
dangerosité est en train de devenir l’alpha et l’oméga, la pierre angulaire de
toute la politique pénale : la loi du 28 février 2008 a instauré la
rétention de sûreté et la privation de liberté perpétuelle sans crime ni délit.
Dans le même mouvement, à bas bruit, le psychiatre et le juge se voient de plus
en plus assignés par les responsables politiques - et l’opinion qu’ils
contribuent à façonner - non plus pour l’un, à soigner et à apaiser la
souffrance, pour l’autre à dire le droit et à rendre une décision juste, mais
pour l’un et l’autre, d’abord, à prévoir le risque de dangerosité.
Il
y a là un risque grave pour tout le monde, sans garantie d’améliorer la
sécurité des personnes : celui de voir le médecin et le juge («mais le constat
vaut pour d’autres professionnels dans le travail social, l’enseignement, la
police, la recherche…») ne plus assurer leur mission première. Déjà, les
psychiatres déplorent d’être mobilisés sur des urgences considérées comme plus
sensibles ou médiatiques aux dépens des soins à des malades qui souffrent mais
dérangent moins leur environnement. De même, les délibérés des chambres
correctionnelles ou des cours d’assises intègrent de plus en plus le «risque de
récidive» dans le calcul des peines qu’ils prononcent. Tant que les malades
sont malgré tout soignés et que les peines restent «justes», rien de grave,
nous dira-t-on.
Mais
ne voit-on pas là en germe un risque de dérive ? Car la pollution des esprits
est générale : l’étranger, le malade, le pauvre, le sans domicile fixe, et même
l’enfant sont de plus en plus perçus comme potentiellement dangereux. C’est ce
qui explique la régression historique qui est actuellement en cours pour notre
droit des mineurs, mais aussi ce qui n’est - peut-être - qu’une «bourde» : le
récent programme du ministère de l’Education nationale dit de «détection des risques»
chez les enfants de moins de 3 ans, là où rien n’aurait été sans doute
critiquable s’il s’était agi de repérage des «besoins» de ces mêmes enfants.
Mais
revenons à la justice pénale. Dans ce domaine très surexposé, les effets de
cette obsession de la dangerosité sont considérables : le récent quasi-lynchage
à Brest d’un marginal pris par erreur pour un pédophile et décédé dans la
foulée d’un arrêt cardiaque, l’illustre concrètement. On se souvient
qu’ailleurs, quelques mois plus tôt, son ADN avait sauvé du même sort un ancien
condamné pour agression sexuelle.
Le
projet de loi de programmation d’exécution des peines - présenté une fois de
plus en urgence devant le Parlement, et quelques mois avant l’échéance
présidentielle - en est un autre avatar.
D’une
part, seule la dangerosité supposée et la durée de peine des détenus y sont
prises en compte - à l’exclusion de tout critère criminologique minimal - pour
définir une priorité : affecter 7 000 places à des condamnés à moins de
trois mois, alors qu’ils relèvent d’un aménagement de leur peine comme l’exige
la loi du 10 novembre 2009 (c’était hier…).
D’autre
part, et les suites du drame du Chambon-sur-Lignon n’ont pas fini d’alimenter
ce débat important, le même projet de loi prévoit que le médecin informe le
juge de l’application des peines sur «l’effectivité» (exposé des motifs) des
soins suivis par le condamné ou sur leur «régularité» (article 5 du projet
de loi). Tout cela risque de se solder par un compromis très approximatif
autour d’un concept qui l’est tout autant : celui de «secret partagé» alors que
les questions qu’il sous-tend sont complexes.
Venons-en
à trois questions de fond qui nous paraissent déterminantes si l’on veut
définir des perspectives sérieuses et avec un minimum de recul dans ce domaine.
L’une concerne les débats sur l’expertise des prévenus ou accusés avant le
procès pénal, l’autre, les conditions dans lesquelles la peine est définie par
les juges et les jurés, la dernière les politiques d’exécution des peines et
leur évaluation.
Sur
l’expertise.
Si des débats doivent avoir lieu sur les méthodes permettant de mieux connaître
les personnes vis-à-vis desquelles la justice doit statuer, et de repérer ce
qui peut être discerné sur leurs perspectives d’évolution (y compris les
risques de réitération), ce ne sont ni les affrontements idéologiques ni les
dogmatismes qui permettront d’y voir plus clair.
Ce
serait une erreur de penser qu’il faut choisir entre la clinique psychiatrique
et les méthodes «actuarielles» (ou statistiques), abusivement présentées par
leurs émules comme plus «scientifiques». Clinique et méthodes actuarielles
n’ont absolument pas la même fonction. Elles sont, par rapport à la définition
de ce qui serait une politique publique de prévention de la récidive, plus
complémentaires qu’exclusives l’une de l’autre.
Si
l’on veut bien admettre qu’il s’agit d’une question scientifique, celle de
déterminer ce que les techniques et les méthodes mises à jour jusqu’à présent
peuvent apporter, recourons, comme cela a déjà été fait sur d’autres questions
du même ordre, à la Haute Autorité de santé et à une «conférence de consensus»
qui fera le point sur les savoirs en la matière et contribuera à un vrai débat
démocratique à partir des analyses et des propositions qu’elle formulera.
Sur
les conditions dans lesquelles la peine est définie et prononcée. Au moment où la
peine est sans cesse critiquée et remise en question, où certains extrémistes
faisant litière de tout principe humaniste vont jusqu’à réclamer l’instauration
de peines perpétuelles incompressibles et non aménageables, donnons-nous les
moyens de faire en sorte que cette peine soit déterminée dans des conditions
sérieuses. Il est temps de recourir à la «césure du procès pénal» en deux
temps. Celle-ci est seule en mesure de faire en sorte que la nature et le
quantum de la peine soient débattus contradictoirement à partir de données
examinées, pesées et discutées par celui ou celle dont la culpabilité est
acquise, par l’accusation et par la défense.
A
cette fin, un «temps du choix de la peine» doit être instauré en lieu et place
des échanges convenus dans les procès actuels en fin de débat sur la
culpabilité, sans autre contenu, d’une pauvreté le plus souvent affligeante,
que celui autour de la «gravité» des faits.
De
la qualité de ce débat-là, qui exige du temps, des données riches sur la
personnalité et l’environnement du condamné sont indispensables pour garantir
la crédibilité et la légitimité de la peine prononcée et sa capacité à être
comprise, y compris par celui à qui elle est infligée.
L’exécution
des peines. Nous
sommes en janvier 2012 et plusieurs maisons d’arrêts sont obligées de
mettre des matelas par terre dans les cellules pour garder des détenus dont
beaucoup sont condamnés à des peines de moins de six mois. L’articulation
entre les juridictions, parquet et siège, et les services pénitentiaires,
malgré la loi du 10 novembre 2009 censée corriger les effets de celle du
10 août 2007 sur les peines planchers, n’a pas permis de généraliser les
aménagements pour ces courtes peines, dont beaucoup se traduisent par des
incarcérations impossibles à aménager en si peu de temps. C’est l’une des
conclusions d’un colloque inauguré par le garde des Sceaux
début novembre 2011 à l’IEP de Paris.
La
seule réponse proposée à cette situation, non contestée en l’état par
l’opposition, est de créer 7 000 places pour les moins de trois mois dont
on sait - mais le projet de loi n’en dit mot - qu’il s’agit pour l’essentiel,
en dehors des conduites en état alcoolique, de «petits voleurs» récidivistes
pour la plupart, alcooliques et/ou toxicomanes, tous désocialisés, sans emploi,
souvent sans hébergement.
Cette
unique réponse est envisagée au moment où l’on entre dans une crise économique
que l’on nous annonce comme sans précédent, c’est indigne.
Tout
est-il mis en œuvre pour faciliter la mobilisation d’autres réponses ? De
quelles évaluations disposons-nous et, quand elles existent - c’est le cas sur
ce sujet -, qu’en fait-on ?
Les
réponses ne sont pas - ou pas seulement - dans de nouvelles places de prison.
Si beaucoup dépendent de la justice, de ses professionnels et des politiques
régionales et locales à définir conjointement, elles dépendent aussi des autres
services de l’Etat et des collectivités territoriales et du développement de la
recherche sur des enjeux essentiels pour la cohésion et le respect de l’état de
droit dans notre pays.
Ces
propositions ne sont pas les seules à pouvoir contribuer à une meilleure
qualité de la justice pénale et à renforcer sa légitimité. Mais elles ont le
mérite, essentiel en ces temps de polémique et d’approximations, de faire appel
à la fois aux savoirs disponibles et à la responsabilité de chacun.