Ministère
de la Justice
Madame
Christiane TAUBIRA
Garde
des Sceaux
1,
place Vendôme
75001
PARIS
Cluny,
le 18 juillet 2014
Madame La
Garde des Sceaux, chère Madame,
Au terme d’un long débat intérieur, j’ai pris la décision de
vous présenter ma démission de mes fonctions au sein du Conseil National de
l’Exécution des Peines.
Cette décision n’a pas été facile à prendre, loin de là.
En effet, jusqu’ à présent, je n’avais que des raisons
d’être en concordance avec votre action et vos objectifs
Tout d’abord, à titre personnel, quelle n’a pas été ma joie
lorsque j’ai reçu un appel téléphonique de votre Conseiller Pénitentiaire, me
demandant si j’acceptais de participer à ce Conseil que vous souhaitiez créer,
comprenant des personnalités prestigieuses, sachant que j’étais le seul Avocat
siégeant à ce titre, mon confrère DE KERKHOVE, intervenant en qualité de
Présidente de l’INAVEM.
J’étais heureux de bénéficier de la possibilité de
m’investir à un autre niveau, de porter mes quelques idées avec l’espoir qu’elles
soient entendues…
Déjà, dans le cadre de la Commission Interministérielle
Santé-Justice, créée à votre initiative et à celle de Madame le Ministre de la
Santé et des Affaires Sociales, j’ai eu la possibilité de porter quelques idées
en matière d’aménagements de peine pour raison médicale dont certaines ont été
retenues par la Commission et figurent dans le rapport qui vous a été remis.
Ensuite, le 13 février 2014, je n’oublierai sans doute
jamais le moment où je vous ai vue, vous,
Madame la Garde des Sceaux, monter à la tribune du Sénat pour soutenir ma
proposition de Loi portant création d’une procédure de suspension de détention
provisoire pour raison médicale, soumise au vote des sénateurs et adoptée à
l’unanimité ce jour-là !
Pour terminer, cette même proposition de Loi, transmise à
l’Assemblée Nationale, sauf erreur de ma part, a fait l’objet d’un amendement,
intégré dans la réforme pénale a été adopté par les députés.
Nonobstant l’absence complète des longues peines dans la
réforme pénale, au motif que cette Loi ne concerne que les courtes peines alors
que certaines modifications auraient permis de « fluidifier »
considérablement le flux des aménagements de peine pour les premières, (assouplissement
de l’article 730-2 du CPP, s’agissant des libérations conditionnelles pour
raison médicale, admission du placement extérieur au rang des conditions
probatoires prévues par ce même article, réforme du dernier alinéa de l’article
729 du CPP, permettant ainsi aux personnes âgées de plus de 70 ans purgeant une
peine de sûreté de bénéficier des mêmes
possibilités d’aménagements de peine que les autres, ce, conformément au souhait
du législateur qui entendait que toutes les personnes âgées de plus de 70 ans
puissent demander une libération conditionnelle sans condition de délai dès
lors que leur prise en charge était organisée et qu’aucun risque grave de
récidive n’était à craindre), je n’avais donc aucune raison d’éprouver un
quelconque état d’âme.
Or, malgré tout, il demeure que je suis avant tout Avocat.
Et, en tant qu’Avocat, je ne puis qu’être profondément ému
du sort qui nous est fait actuellement.
Tout d’abord, l’Aide Juridictionnelle et le combat que ma profession
a mené et mènera encore afin que tous puissent accéder à une réelle défense
dans des conditions dignes pour tous.
J’ai eu l’occasion de m’exprimer sur ce sujet dans le livre
dont je vous ai remis un exemplaire, lors de la deuxième réunion du CNEP et
dont j’ai la faiblesse de penser que vous l’avez lu.
Dans ce livre, j’ai tenté de témoigner de l’extrême
fragilité de nombre de cabinets d’Avocats, écrasés par les charges, pour
certains (en grand nombre) rémunérés (plutôt indemnisés) essentiellement au
titre de l’aide juridictionnelle et, donc, travaillant le plus souvent à perte.
J’ai témoigné de l’indigence de l’indemnisation de certaines
missions, comme, par exemple, dans le cadre de l’application des peines.
Cet exemple est topique de l’hypocrisie qui consiste, d’un
côté à prétendre que l’Avocat participe à l’élaboration du projet d’aménagement
de peine » (circulaire d’application de la Loi du 15 juin 2000) ce qui
signifie qu’il doit (devrait) s’investir très en amont dans le processus de
l’application des peines et, d’un autre côté lui dénier les moyens financiers
en ne l’indemnisant qu’à hauteur de 4 unités de valeur, soit moins de 100
€ !
En outre, et de façon récurrente, reste à régler la question
du montant même de l’Unité de Valeur…
Ayant participé à la manifestation nationale du 7 juillet
dernier, au milieu de milliers de mes confrères, à Paris, j’ai ressenti ce
sentiment d’unité qui nous relie tous quelle que soit notre ancienneté, Avocats
de base comme moi-même, Bâtonniers, tous unis par un même serment dont vous
connaissez parfaitement les termes.
Or,
à peine rentrés dans nos cabinets, nous avons entendu Monsieur Montebourg
s’exprimer pour fustiger certaines professions du Droit, dites réglementées,
accusées par lui de « capter » la fortune des français !
Selon
lui, ces professions, dont les Avocats, seraient en situation de monopole et en
profiteraient pour s’enrichir sur le dos de nos compatriotes !
Comme vous le savez parfaitement, la profession d’Avocat ne
bénéficie en aucune façon d’une situation de monopole ! L’accès à la profession ne fait l’objet d’aucun
numerus clausus et, d’ailleurs, personne n’a jamais songé sérieusement à en
instaurer un.
Nul besoin d’un Décret pour créer un cabinet d’Avocat.
Nos honoraires ne sont pas soumis à un tarif et la
concurrence est bien réelle…
Nos clients, d'ailleurs, le savent très bien qui, très
fréquemment, changent d'Avocat comme de chemise et n'hésitent souvent pas à
consulter l'un d'entre nous pour contrôler le travail de leur propre conseil!
Qui, ne serait-ce qu’une seconde, songerait à critiquer les
médecins et à les accuser de profiter d’une situation de monopole ?
Comme le médecin soigne, l’Avocat, après une formation
longue et pointue, dans le strict respect de son serment, « Je jure, comme Avocat,
d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et
humanité », conseille, favorise, grâce à ses compétences, l’accès
au juge. Il exerce les Droits de la Défense, principe à valeur
constitutionnelle, le tout dans des conditions économiques le plus souvent
précaires….
Et l’on ose parler de captation ?
Lorsque je me rends une journée entière dans un
établissement pénitentiaire, où que ce soit en France, pour rencontrer des
clients détenus, je n’ai pas le sentiment de capter leur richesse !
Lorsque mes confrères, partout en France, interviennent
quotidiennement dans le cadre de permanences pénales, le plus souvent au titre
de l’aide juridictionnelle, je ne pense pas qu’il soit possible de les
soupçonner de vouloir s’enrichir et de peser sur le patrimoine des
Français !
Compte tenu de ce débat toujours d’actualité, tant qu’une
solution pérenne et acceptable par tous n’aura pas été dégagée, à propos de
l’aide juridictionnelle, le fait de nous accuser de capter les revenus des
français relève de la plus flagrante injustice, voire d’une opération de pure
démagogie !
De très nombreux confrères se sont élevés contre ces
accusations, manifestement infondées et d’autant plus injustes qu’elles
proviennent de quelqu'un qui a été un de nos confrères !
Personnellement, j’ai été atterré par ces propos, réitérés
le lendemain sur une radio publique et, paraît-il, étayés par un rapport
émanant du ministère des finances dont personne, parmi les principaux
intéressés, n’a eu connaissance !
Mais, finalement, ce qui m’a le plus choqué, c’est, sauf
erreur de ma part, l’absence totale de
soutien de la part de la Chancellerie !
Vous êtes, après tout, notre Ministre !
Qu’avons-nous entendu, provenant de la Place Vendôme ?
Là encore, sauf erreur de ma part, rien !
C'en est trop!
Voilà ici, résumées, les raisons pour lesquelles je vous
présente ma démission.
Je ne sais si ce courrier que j’ai rédigé sous la forme
d’une lettre ouverte, vous sera remis ;
je l’espère sincèrement afin que vous puissiez prendre connaissance du
témoignage qu’il contient, celui d’un Avocat ordinaire, dépendant pour une part
non négligeable de l’aide juridictionnelle et révolté par les accusations dont
fait l’objet sa profession qui procède de plus en plus du sacerdoce.
Oserais-je espérer une réponse ?
Dans cette attente, malgré tout,
Je vous prie d’agréer, Madame la Garde des Sceaux,
l’expression de mes sentiments respectueux.
Etienne
NOËL