source : Criminocorpus
La douche
est une invention mondialement connue, âgée d’environ 130 ans. La fin de la
Belle Époque l’appelait « bain-douche » ou « douche en
pluie ». Elle fut pour les contemporains, les hygiénistes en particulier,
une révolution puisqu’elle permettait de laver une masse de population
rapidement avec économie. Son inventeur le docteur Merry Delabost, était le
médecin en chef de la prison Bonne Nouvelle de Rouen, là où elle fit son
apparition. Le docteur Merry Delabost était un médecin-chirurgien respecté par
ses pairs. Il fut entre autres choses médecin chef en chirurgie de
l’Hôtel-Dieu, professeur et directeur de l’École préparatoire de médecine et de
pharmacie de Rouen. Mais surtout, il fit toute sa carrière médicale au sein de
la prison Bonne Nouvelle (de 1864 jusqu’à sa mort en 1918).
Établissement
de bains-douches de propreté dans la prison départementale de Rouen. Système du
docteur Merry Delabost, créé en 1873
Annales
d’hygiène publique et de médecine légale, 1888, 3e série,
n° 20, p. 223.
Delabost était de ce fait un spécialiste de la
« science pénitentiaire », représentant la France lors des Congrès
internationaux pénitentiaires de Rome (1890) et de Saint-Pétersbourg (1895).
Dans cette science pénitentiaire, il se concentrait principalement sur les questions
sanitaires. Il est vrai que la prison rouennaise offrait un lieu d’étude
approprié du fait de son univers clos et de son état hygiénique quasi
inexistant. En effet la prison de cette époque était un véritable mouroir. Les
interventions hygiéniques du docteur Delabost visaient à faire de Bonne
Nouvelle une prison saine. Une de ces interventions est précisément la création
ou plutôt l’innovation de la douche connue depuis l’antiquité. Son invention
n’est pas apparue ex nihilo, une impulsion gouvernementale a été
nécessaire pour son émergence. Une fois connu de tous, ce nouveau procédé
d’ablution parcourut l’Europe, d’autant plus que la douche avait un effet qui
n’était pas à première vue soupçonné, la moralisation, en particulier chez les
enfants.
Installation
faite sous la direction du docteur Merry Delabost
En 1872, le
ministre de l’Intérieur se préoccupait des conditions de vie des détenus dans
les prisons françaises à la suite de la guerre de 1870 et à la Commune qui
avaient entraîné une surpopulation dans les maisons d’arrêt. De plus, lors d’un
voyage d’étude, les inspecteurs généraux avaient pu constater avec
émerveillement dans les prisons anglaises « les résultats obtenus grâce
aux soins de propreté auxquels y sont astreints les détenus ». La maison
d’arrêt de Saint-Sever comptait alors 900 détenus. Elle ne pouvait en contenir
autant. Ils vivaient dans une grande promiscuité et étaient d’une saleté
repoussante, comme dans beaucoup de prisons françaises. Afin d’améliorer
l’hygiène des prisonniers et leur santé, une circulaire du ministère de
l’Intérieur, datée du 20 octobre 1872, fut envoyée aux directeurs des prisons
de France, en leur demandant de faire des propositions sur les moyens de
remédier à cet état sanitaire déplorable. Le directeur de la prison, Vallet, ne
tarda pas à la transmettre à Merry Delabost, récemment nommé médecin-chef, en
remplacement du docteur Vingtrinier. Merry Delabost qui soignait depuis huit
ans les détenus de Bonne Nouvelle, s’enthousiasma pour la circulaire du ministre,
d’autant plus qu’il travaillait depuis sa nomination comme médecin-chef sur
l’hygiène des prisonniers, un de ses plus pressants soucis. Il existait au sein
de la prison un service de « bain de propreté » obligatoire pour les
détenus, mais il s’agissait d’un service limité aux prescriptions médicales
dans un but thérapeutique du fait du nombre restreint de baignoires (trois). En
outre, les détenus étaient généralement récalcitrants pour la prise d’un bain,
selon l’avis du médecin : « la propreté [étant] une vertu [qui leur
était] presque inconnue, et en tout cas, d’une pratique désagréable ».
C’est au cours d’une inspection sur l’avancement des travaux pour
l’installation d’une douche froide au jet, qu’une idée survint à l’esprit du
docteur Merry Delabost. Cette douche était installée dans une petite cour de la
prison afin de traiter les prisonniers atteints de troubles nerveux, de
« folie passagère ». Il élabora la combinaison du dispositif de la
douche froide à savoir un réservoir en hauteur qui augmentait la pression et
diminuait ainsi la consommation d’eau, avec un jet de vapeur issu d’une pompe.
Cela créait une douche à jet d’eau chaude, le jet de vapeur perdu dans les airs
empruntait un tuyau en forme de serpentin réchauffant de cette façon l’eau contenue
dans le réservoir. L’idée était née. Mais allait-elle être concluante ?
Selon le médecin : « Un simple filet d’eau coulant d’un robinet
nettoie les mains aussi bien qu’un volume d’eau assez considérable contenu dans
une cuvette ; tout le monde a fait cette expérience ; or, l’eau
chaude, tombant en pluie, devrait réaliser, pour toute la surface du corps,
cette même propreté qu’on obtient si aisément pour une seule partie ?
Quelques litres d’eau pourraient suffire au lieu de deux cents à trois cents litres
qu’exige un bain en baignoire ». Après avoir soumis son idée au directeur
Vallet, le docteur Merry Delabost tenta une expérience sur un des prisonniers
les plus sales de la prison, choisi parmi ceux qui travaillaient dans l’atelier
d’aplatissage de cornes pour la confection des boutons : « les
détenus travaillant nus jusqu’à la ceinture, dans un milieu surchauffé et
rempli de poussière, ne tardaient pas à prendre l’aspect de véritables
nègres ». Cette expérience consista à déverser de l’eau chaude, d’un
arrosoir tenu par un gardien monté sur une échelle, de façon discontinue sur le
prisonnier. Celui-ci se frictionnait énergiquement au savon noir pour enlever
toutes les impuretés incrustées dans l’épiderme. Pendant ce temps, les
spectateurs, le directeur, le médecin, l’architecte inspecteur du département,
quelques gardiens virent la couche de saleté qui recouvrait le corps se diluer,
s’écouler de la tête aux pieds, et disparaître. En l’espace de quatre à cinq
minutes, avec seize litres d’eau, « le faux nègre était devenu
blanc ». Le docteur Merry Delabost envoya alors, vingt-trois jours après
réception de la circulaire par le directeur Vallet, un rapport détaillé (avec
plan et devis) sur l’expérience menée à la prison sur un détenu et sur l’installation
de ce procédé dans la prison départementale de Rouen. Merry Delabost prévoyait
deux salles, l’une servant aux déshabillements et aux rhabillements des
détenus, l’autre salle étant exclusivement réservée au service d’hydrothérapie.
Ce rapport resta sans réponse. Mais c’était sans compter sur l’obstination de
Merry Delabost : « j’y mis d’autant plus d’insistance que cet
établissement offrait, pour un essai de ce genre, des facilités absolument
exceptionnelles et que la mesure proposée me paraissait appelée à réaliser
ultérieurement un sérieux progrès dans l’hygiène des populations agglomérées,
prisons, casernes, internats, etc. ». Il réitéra en février 1873 sa
demande auprès du préfet de la Seine-Inférieure, Lizot, qui s’engagea à
transmettre au ministre de l’Intérieur un nouveau rapport du médecin (daté du
18 février 1873). Il y insistait sur le fait que son application pouvait être
faite facilement à la prison Bonne Nouvelle avec de bons résultats pour un coût
peu dispendieux à l’administration pénitentiaire. Un premier devis dressé par
l’architecte départemental Desmaret s’élevait à 1650 francs.
Le 2 avril
1873, le ministre de l’Intérieur faisait connaître dans sa réponse ses craintes
sur la façon dont les détenus prendraient leurs bains-douches. Dans le plan
initial, Merry Delabost regroupait les prisonniers, dans un même local sans
aucune séparation entre eux. Par crainte d’une révolte de détenus regroupés, le
ministre fit étudier par Borne, l’architecte contrôleur attaché à la direction
de l’administration pénitentiaire, « un système de stalles où les détenus,
séparés les uns des autres, pourraient être surveillés par un seul
gardien ». Borne devait se mettre en contact avec l’architecte de
Seine-Inférieure, Desmaret, pour apporter quelques modifications aux plans
initiaux. Ce dernier a décrit les modifications dans un rapport de mai
1973 :
« le
nouveau projet que nous avons dressé, d’après les indications données par M.
Borne, et les observations de M. Delabost, ne comporte plus que deux
pièces ; une où les détenus se déshabilleraient ; l’autre destinée
aux douches. La plus grande pièce renfermerait 9 stalles dont 8 seraient munies
d’un appareil à jet d’eau chaude tombant en pluie, et d’une cuvette avec hausse
pieds pour le lavage des pieds et une contenant un appareil pour douches d’eau
froide ».
Dans une
lettre au secrétaire de la Société des prisons de mai 1882 Merry Delabost
décrivait son innovation :
« Chaque
détenu peut, en effet, être séparé de son voisin par une cloison en planches
élevée à hauteur d’homme, de manière à n’être vu que du doucheur. Il arriverait
dans cette salle, couvert du peignoir qui lui servira ensuite à se retirer et à
se sécher. Dans la pièce voisine, qui servirait pour s’habiller et se
déshabiller, le même cloisonnement, complété par une porte ou un rideau, avec
la présence constante d’un gardien, supprime toute espèce d’inconvénient, toute
possibilité de rapport entre les détenus. Telle me parait donc être la solution
demandée ».
Toutes ces
modifications avaient engendré une augmentation significative du prix de
l’installation passant de 1 650 francs à 3 000 francs. Ce devis de
3 000 francs présenté par Desmaret était trop élevé pour l’administration
pénitentiaire. Dès lors, l’invention semblait être compromise. Mais c’était sans
compter sur la pugnacité du docteur Merry Delabost. Le préfet de
Seine-Inférieure, Lizot, accepta finalement l’exécution de l’installation des
bains-douches à la maison d’arrêt et de correction de Rouen, financée par les
fonds propres de la prison et construite par les détenus. Fin juillet 1873,
l’installation était réalisée.
Merry
Delabost ne voulait pas que cette innovation profite seulement aux détenus. Il
souhaitait l’étendre à tous les établissements communautaires : casernes,
internats, etc., mais aussi au public. D’autant plus que les années passées
auprès des détenus lui avaient montré qu’une mauvaise hygiène corporelle était
nuisible à la santé et au travail. Ses observations avaient permis de démontrer
que la bonne santé du détenu « permet d’exiger de lui un travail dont le
produit diminue d’autant les frais de l’emprisonnement. L’argent consacré à
l’amélioration de l’hygiène constitue un capital dont le profit et l’intérêt ne
sauraient être contestés ». C’était l’opinion qu’il exprimait dans un article
« Hygiène pénitentiaire. Bains-douches de propreté. Leurs applications
dans les prisons cellulaires », dans le Bulletin de la Société générale
des prisons, paru en 1888. Pourquoi ne pas l’appliquer à la population
française dans son ensemble ?
Avant la
diffusion de ce nouveau procédé d’ablution, Merry Delabost, pour faire
connaître son invention, écrivit en 1875 dans les Annales d’hygiène publique
et de médecine légale un article sur le fonctionnement du service
d’hydrothérapie de la prison Bonne Nouvelle : « Note sur un système
d’ablutions pratiqué à la prison de Rouen et applicable à tous les grands
établissements pénitentiaires ou autres ». Cet article lui valut la
reconnaissance de nombreux médecins hygiénistes, notamment les médecins
pénitentiaires qui connaissaient les mêmes désagréments qu’à Bonne Nouvelle. De
sorte que la prison de Poissy fut une des premières à revoir son installation
du service d’hydrothérapie ; cela était d’autant plus simple que Poissy
réorganisait au même moment son système d’ablutions. Puis ce furent la maison
centrale de Fontevrault et les colonies agricoles de Saint-Maurice et de la
Fouilleuse. Ces premières installations n’étaient que le début d’une expansion
qui allait être florissante. Les casernes militaires furent les suivantes à
pouvoir bénéficier de ce système d’ablutions en pluie.
En France,
l’invention de Merry s’était généralisée dans les établissements pénitentiaires
et les casernes militaires, mais rien n’était conçu pour la population civile.
Delabost disait avec ironie : « mon procédé n’est pas à la portée de
tout le monde. Il faut avoir tué ou volé, ou du moins avoir brisé une lanterne
de bec de gaz ». Cependant, un peu moins de vingt ans plus tard, une
société se constituait le 13 avril 1892 à Bordeaux sous le nom d’Oeuvre des
bains-douches à bon marché, présidée par le maire de Bordeaux, avec son adjoint
Charles Cazalet, secrétaire général de ladite société. La devise de cette
société était « propreté donne la santé ».
Rouen ne
connut son premier établissement public de bains-douches qu’en 1897. Avant il
n’existait que des établissements de bains publics ; 200 baignoires pour
les 300 000 habitants de la circonscription, selon une estimation de 1886.
Malgré le retard de la ville de Rouen, le docteur Delabost n’en prônait pas
moins les bienfaits de l’ablution d’eau chaude en pluie dans le département de
Seine-Inférieure et en France. « Tant qu’il existe des infidèles à
combattre ou à convertir, une croisade ne doit point cesser. Or la race des
infidèles à la propreté n’est malheureusement pas près de disparaître »,
disait Merry Delabost en 1896. C’est grâce à l’intervention de François
Depeaux, négociant rouennais, qu’une installation vit le jour à Rouen. Aux
alentours de 1894, Depeaux s’entretint avec Merry Delabost au sujet d’un projet
d’établissement de bains-douches sur les quais, destiné aux ouvriers du port.
Plus tard, les écoles de la ville s’équipèrent en douches.