vendredi 22 juillet 2011

Quelques textes et réflexions...

J'ai toujours été frappé par l'image du paquebot auquel une infime action sur la barre donne, au final, une direction très différente de celle prévue initialement; il en est de même pour nous, les humains.

Le texte ci dessous et que Philippe CLAUDEL m'a très gentiment autorisé à reproduire, illustre parfaitement et exprime infiniment mieux ce que je viens d'écrire ; ce sentiment; que l'on soit né entre béton et bitume ou dans les beaux quartiers, quelle différence entre nous ! que de malheurs ou de bonheurs en perspective! Oh bien sûr, il ne faut surtout pas généraliser ! mais, véritablement, à l'instar de Loïc WACQUANT, je constate, lors de mes visites en détention, combien la misère y est majoritaire, sur représentée; il y a là une injustice flagrante!

La misère, la pauvreté, les carences sociales sont le facteur majoritaire, la cause essentielle de la récidive! Alors pourquoi traiter ainsi les récidivistes? La stigmatisation des uns ou des autres, dans un but exclusivement sécuritaire et démagogique, alors que les causes de la récidive sont essentiellement sociales, est un non sens !

Voici ce texte que Philippe CLAUDEL a écrit pour une personne que j'ai défendue devant la Cour d'Assises de Seine Maritime et avec laquelle j'ai noués des liens d'amitié et je continue à rencontrer en détention; je revois Ali, debout, dans le box, écoutant, très ému, le Président lire ce texte admirable.Dans la salle d'audience, régnait un silence total; toute l'assistance, les acteurs du procès figés d'émotion en ce moment unique que seuls les procès d'assises connaissent.

Alors, lisez, régalez vous, c'est du (Philippe) CLAUDEL :



 Madame, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les Jurés,

"Je vous prie d'excuser mon absence qui est due à des engagements professionnels auxquels je n'ai pu me soustraire. J'espère que mon témoignage écrit la suppléera le mieux possible.

J'ai connu Ali dans le cadre de mes interventions en tant que professeur de lettres à la maison d'arrêt de Nancy. Je venais dans cette prison deux à trois fois par semaine, selon les années, pour y dispenser des cours de langue française, de littérature et de culture générale à des détenus qui, sur le principe d'une démarche volontaire, préparaient des diplômes ou désiraient  simplement enrichir leur savoir et leur réflexion.

J’ai travaillé dans cette prison de 1988 jusqu'au mois de juin de l'année 2000 où j'ai décidé d'arrêter mes interventions. Cette période de ma vie a été très importante et m'a profondément changé. J'ai pris davantage conscience de la complexité de notre nature et de la pauvreté des simplifications. J'ai rencontré des êtres d'une grande valeur, aussi bien parmi les personnels de l'administration pénitentiaire que parmi les détenus. Je m'interdisais évidemment de montrer mes sentiments, de juger et de prendre parti pour qui que ce soit. Mon rôle était un rôle de professeur, de passeur d'idées et de textes, et j'ai essayé de m'y tenir sans jamais, je crois et je l'espère, en sortir.

Il n'empêche que je ressentais, comme tout être humain, des empathies et des rejets, mais je n'en parlais à personne.

Je n'ai pas le souvenir des dates, mais je pense que ma rencontre avec Ali remonte au milieu des années 90.

Ali assistait à mes cours dans le but de se présenter à l'examen du DAEU, l'équivalent du baccalauréat, qu'il a d'ailleurs obtenu. Nous avions, nous avons, le même âge. Nous aimions les mêmes musiques, nos mémoires étaient emplies de souvenirs communs, ceux de notre génération, nous regardions les mondes, les livres, les êtres, avec des regards qui souvent étaient proches. Nous étions curieux de tout. Toutes ces similitudes m’auraient très vraisemblablement conduit, en d'autres circonstances, à nouer des liens de camaraderie, voire même d'amitié, avec Ali mais comme je l'ai expliqué, dans le cadre de mes interventions, je me devais d'être neutre et de ne pas montrer mes sentiments personnels.

À cette époque, Ali avait déjà passé de nombreuses années en détention. Je me souviens de certaines de nos conversations, sur l'enfance, sur l'amour, sur Chet BAKER, sur les trajets de la vie, sur les hasards, les choix, les engrenages, les forces et les faiblesses, qui font que l'on peut devenir Ali, Philippe Claudel, ou quelqu'un d'autre encore. Car c'est bien cela qui me frappait : sans doute Ali aurait-il pu être à ma place et moi à la sienne. Je n'étais pas meilleur que lui, il n'était pas pire que moi. C'est la vie qui nous fait et nous défait. Nous pouvons certes choisir. C'est en tout cas ce qui constitue notre spécificité, la spécificité de notre nature.

Mais peut-être ce choix, pour certains, s'avère-t-il plus difficile que pour d'autres, et à un moment du parcours de nos existences, presque impossible.

Que l'on me comprenne bien : je ne cherche en aucun cas à prendre position sur les faits qui sont reprochés à Ali, faits d'ailleurs que je ne connais pas, je veux simplement tenter d'expliquer que ma rencontre avec lui a été l'occasion pour moi de me regarder dans un miroir et de me voir tel que j'étais mais aussi tel que j’aurais pu être.
Car Ali, même s'il avait commis des faits répréhensibles, des faits pour lesquels il avait été condamné, demeurait, à cette époque, un être que je pourrai qualifier de droit, pourvu d'une morale qui n'était pas loin d'être la mienne. Je suis conscient du fait que les mots de morale, de droiture, pourront sans doute, en cette circonstance, aujourd'hui, vous choquer, et je m'en excuse si tel est le cas. Que l'on me comprenne bien, je les emploie pour tenter d'expliquer l'être profond que je pressentais chez Ali, ce noyau dur d'humanité que nous avons tous en nous et qui peut, selon les circonstances, être à vif, entaché ou recouvert de scories ou de dorures.

Ali était père d'une petite fille. Je pense à elle aujourd'hui. Il m'en parlait souvent. Elle doit être une grande jeune fille désormais. Je pense à elle. Je pense à lui. Je pense aux victimes aussi, quelles qu'elles soient. Je pense à nous autres les hommes qui nous trompons si souvent et qui, parfois, avons raison.

Qu’on me permette, par-delà les années, le temps qui a passé et dans le plus profond respect des victimes, de tendre une main fraternelle à Ali, de lui dire que j'aurais aimé être là, en personne, pour dire ces mots, mais que les circonstances m’en empêchent, et que c'est peut-être mieux ainsi : écrire m'est plus aisé que parler car ainsi les mots viennent dire ma pensée, sans la trahir, je crois.

Veuillez croire, Madame ou Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les jurés, en mes  respectueux sentiments".

                                                           Philippe Claudel


Ali est mon ami.