vendredi 14 décembre 2012

Dernier jour d'un condamné...par Florence AUBENAS



Condamné en 1975 pour un braquage puis auteur de plusieurs évasions, Philippe El Shennawy a passé trente-sept ans en prison. Mercredi 12 décembre, le tribunal de Versailles a estimé qu'il devait purger encore trois ans. Dans la nuit, il a tenté, en vain, de se donner la mort
Neuf heures du matin, c'est l'heure où les décisions de justice commencent à tomber dans les greffes des prisons. Philippe El Shennawy a attendu ce moment toute la nuit dans sa cellule, à la maison centrale de Poissy (Yvelines). Il connaît par coeur la manière dont les choses se passent en détention : cela fait trente-sept ans qu'il y vit. Il déteste en parler. Il ne veut raconter que des choses du dehors. Mozart. La Callas. Les ordinateurs, sa passion. Un gin tonic à la terrasse d'un café. Il a mis toutes ses forces dans une procédure compliquée qui va lui permettre - espère-t-il - de sortir bientôt en liberté conditionnelle. Il n'a jamais tué personne. Il a 58 ans. Il pense tenir sa dernière chance d'une vie en liberté. Il a déjà annoncé qu'il se tuerait si ces démarches n'aboutissaient pas, ou duraient trop longtemps. Tout le monde le sait, son avocate, les juges, l'administration pénitentiaire, la presse, la chancellerie. Ce mercredi 12 décembre 2012, le prisonnier va au greffe chercher sa décision, d'un pas posé, habillé avec élégance. El Shennawy redoute par-dessus tout la pitié.
Ce jour-là, il lui est impossible de ne pas penser à Taleb Hadjadj. A vrai dire, El Shennawy y pense presque chaque jour. Ils ont été arrêtés ensemble pour " l'affaire de la rue de Breteuil ", en 1975, 6 millions de francs raflés à une banque avec prise d'otage, une des premières en France. Le fameux commissaire Broussard, qui vient de créer la brigade de répression du banditisme, y voit l'occasion de sa première action d'éclat. Il n'y a pas de victime, heureusement, mais la course-poursuite vire au grotesque pour les policiers : les voleurs se volatilisent avec les millions, toujours pas retrouvés à ce jour. Devant la cour d'Assises de Paris, en 1977, El Shennawy et Hadjadj comparaissent côte à côte, inséparables, beaux, drôles, avec leurs lunettes de soleil. Ils font des coups, dont ils parlent joyeusement, le cambriolage en maillot de bain d'un bureau de poste à Bandol (Var), par exemple, l'argent caché dans leur serviette éponge. Ils ont 20 ans.
Pour la rue de Breteuil, ils vont être acquittés, ils en sont sûrs : El Shennawy a un alibi, il était au consulat d'Egypte ce jour-là. Ils prennent perpétuité. Le commissaire Broussard, qui ne tient pas à voir l'affaire lui échapper une seconde fois, les a accablés dans sa déposition.
Etiquetés " détenus particulièrement surveillés ", El Shennawy et Hadjadj sont trimballés de prison en prison, parfois plus de six fois par an " pour des raisons de sécurité ". C'est toujours la même scène, une escouade de surveillants leur saute dessus par surprise, les capture comme des animaux pour les amener en fourgon à l'autre bout de la France. Ils apprennent à marcher en public les fers au pied. Dans ces moments-là, El Shennawy ne pense qu'à une chose : continuer à regarder les autres dans les yeux.
Ils sont seuls en cellule, avec le droit de rien, ni travail ni vie collective. Ils refusent les fouilles intégrales, pour laquelle la France est aujourd'hui régulièrement condamnée devant les tribunaux. La plupart de leur temps se passe au cachot disciplinaire. Ils lisent Balzac et Kant. Ne portent que du parfum Hermès, parce que c'est le dieu des voleurs. Le philosophe Michel Foucault, très engagé dans la cause des prisons, correspond avec eux.
En vérité, Taleb Hadjadj supporte mal la détention. Au bout de cinq ans, en 1980, il se suicide au quartier disciplinaire de Saint-Maur. " Tout a eu lieu dans le silence d'une nuit ordinaire, raconte un de ses voisins de cellule. Comme les passages à tabac, la mort de Taleb s'est inscrite dans la routine. Chaque surveillant faisait son boulot, je pense qu'on n'essaya même pas de le ranimer. " Au petit matin, le même voisin entend " le bruit plaintif du chariot utilisé habituellement pour servir la soupe. On y mit le corps de Taleb. Plus tard, ce qui se trouvait dans sa cellule fut placé devant sa porte, sur une serpillière ".
Certains surveillants aiment railler El Shennawy sur la mort d'Hadjadj. " On va te mettre dans la cellule où ton copain est mort. Ça te donnera des idées ", lui annonce un gardien, pendant un transfert à Saint-Maur (Indre). La différence entre les deux inséparables, c'est que El Shennawy veut vivre. C'est même ce qui le caractérise.
Trente ans plus tard, en cet automne 2012, il est debout au parloir de Poissy, ravi parce qu'une infirmière vient de lui dire qu'il ne paraissait pas son âge. C'est un jour d'euphorie, il y a même un rayon de soleil. Il se dit que sa " procédure de la dernière chance " va aboutir. " Je vais sortir. Je n'ai jamais perdu l'espoir, c'est ce qui m'a fait tenir. " Il parle du livre qu'il écrira, dehors, sur Taleb, " pour qu'il ne soit pas mort pour rien ". Dans le parloir à côté, un couple fait l'amour avec tapage. Un gardien arrive. Le détenu l'engueule. " Tu viens voir le cul de ma femme ? " El Shennawy continue comme s'il était dans le bar d'un grand hôtel : " Pendant tout ce temps, je ne me suis jamais senti détenu. "
En fait, El Shennawy a quelque fois connu la liberté durant ces trente-sept ans : près de quarante mois, morcelés en de lointaines occasions, toujours manquées. Il y a cette liberté conditionnelle balayée pour un week-end à Paris en 1991, alors qu'il y était interdit de séjour. Ou la permission de deux jours, dont il ne rentre pas, en 2002. Il est déjà à plus de vingt-cinq ans de détention. Quand il est rattrapé, il ne donne pas de raison. A qui expliquer qu'il n'arrive plus, physiquement, à retourner en prison ? Il y a aussi, en 2004, l'évasion de l'hôpital psychiatrique de Montfavet (Vaucluse), où il a été placé pendant une de ses grèves de la faim pour un ordinateur confisqué. Là-bas, comme il refuse de manger, on l'attache sur un lit. On le nourrit par une sonde de médicaments et de bouillie. Ça dure des jours et des semaines. Il finit par accepter une assiette, avec ce sentiment d'avoir plié, pour la première fois. Il prend trente kilos. Ne se lève plus. Quand il s'évade, un infirmier le voit se " traîner dehors comme un animal à bout ". Pas question pour lui de se présenter dans cet état devant Martine, la femme de sa vie. Sa cavale se passe en heures de sport, désintoxication, un ou deux braquages à quelques milliers d'euros pour vivre. Redevenir lui-même l'obsède. Le jour de la Saint-Valentin, il débarque chez Martine avec des fleurs. C'est là qu'il est arrêté. Dans le langage de l'administration pénitentiaire, tout cela s'appelle " gâcher ses chances ". Pour Montfavet, il est condamné à une période de sûreté de seize ans, c'est-à-dire sans libération possible avant 2018. Ces sanctions-là portent un nom, les peines d'élimination.
Cet été, El Shennawy a décidé de se laisser mourir de faim. Le directeur de Poissy, très investi, s'inquiète. Il commence par lui enlever son étiquette de " détenu particulièrement surveillé ", qu'il trimballait depuis l'affaire de la rue de Breteuil, puis pousse sa candidature pour un boulot dont il rêve, dans l'informatique. Une requête en relèvement de sa période de sûreté est entamée en urgence : la fameuse démarche de la dernière chance. D'autres détenus l'ont décrochée. Nouvelle garde des sceaux, Christiane Taubira multiplie les déclarations contre le tout-carcéral. Les voyants semblent au vert. El Shennawy arrête sa grève de la faim.
L'expert psychiatre ne le trouve ni dangereux ni fou, plutôt d'une intelligence supérieure, peut-être énervant dans sa manière de " toiser les autres du regard ", qui exaspère la plupart des surveillants. Son rapport conclut qu'aucun " suivi médical n'est nécessaire en cas de sortie " et ces derniers mots résonnent comme le bruit des clés aux oreilles d'El Shennawy. L'association Ban public lui a promis un emploi - dans l'informatique -, critère décisif pour une conditionnelle.
Désormais, son avocate recommande le silence : la médiatisation incommode les juges, les met sous pression. Même à El Shennawy, on conseille d'arrêter de répéter partout qu'il se tuera si l'attente excède une année. " On va croire que vous faites du chantage ", lui dit un cadre de la pénitentiaire à Poissy. El Shennawy proteste : mais il faut toujours dire ce qu'on pense, non ? Et le cadre, éberlué, regarde soudain le prisonnier : " Vous êtes vraiment fleur bleue, vous. "
En novembre, l'audience se passe sans heurt. Avec Martine, ils parlent interminablement du résultat, attendu le 12 décembre. Quel sens cela aurait-il de le maintenir en détention quelques années de plus alors qu'il a fait trente-sept ans ? El Shennawy a déjà plusieurs baccalauréats, deux CAP, une maîtrise d'histoire sur le haut Moyen-Age. A presque 60 ans, on l'a à nouveau inscrit, en pâtisserie cette fois. Pas tellement pour son CV à lui, plutôt celui de la pénitentiaire. Comme il réussit tous les diplômes, il fait grimper les statistiques.
Ces derniers jours, El Shennawy ne quittait plus sa cellule. Il avait commencé à distribuer ses habits, répétant qu'il n'en aurait plus besoin, quoi qu'il arrive. La veille, du jugement, il s'était coupé les cheveux, seul devant sa glace.
Il doit être plus de 9 heures, le 12 décembre, au greffe de Poissy, quand un surveillant explique à El Shennawy que la décision n'est pas encore arrivée. Son avocate est en déplacement. Il revient au greffe en fin de matinée. Puis à nouveau en début d'après-midi. Un gardien, qui l'aime bien, finit par lui glisser : " Ils te laissent encore trois ans dedans. " Quand El Shennawy reçoit la notification, il dit : " Je signe mon arrêt de mort. "
Sur son compte de prisonnier, il reste 3 euros. Il achète du crédit-téléphone pour dire adieu à Martine. " Il n'y a qu'une seule manière de donner un sens à tout cela. Ceux qui m'aiment comprendront. " El Shennawy a pris une douche très très chaude. Dans sa cellule, il a mis Mozart, s'est récité à nouveau la lettre laissée par Taleb trente ans plus tôt :" Il me reste entre quatorze et dix-huit ans à faire. Toutes ces années à vivre quand au bout de cinq ans je n'en peux plus. Je n'ai pas assez de courage ou de lâcheté pour résister. " Il est bientôt 23 heures Au petit jour, il est évacué en ambulance.
Florence Aubenas
© Le Monde