mercredi 31 octobre 2012

« LE TAUX DE RÉCIDIVE EST DE 16 % À BASTOY, 66 % AUX ETATS-UNIS »

http://www.6mois.fr/Le-taux-de-recidive-est-de-16-a


Dans un fjord au large d’Oslo, la capitale norvégienne, une petite île a été transformée en centre de détention. Bastoy, première "prison écologiste et humaniste du monde", n’a ni enceintes ni barreaux. Intrigué par la vie de l’île-prison, Espen Eichhöfer raconte le quotidien des détenus.

Le portfolio « L’île aux prisonniers », publié dans le numéro 4, est une plongée dans la prison ouverte norvégienne de Bastoy. John Pratt, professeur de criminologie, décrypte cette exception carcérale


Dans un fjord au large d’Oslo, en Norvège, l’île de Bastoy a été transformée en prison ouverte, sans enceintes ni barreaux. Les 150 détenus vont et viennent sur le ferry qui les relie à la terre ferme, travaillent dans des étables, des poulaillers, des épiceries ou des serres, entourés de gardiens non armés. Professeur de criminologie à Wellington, en Nouvelle-Zélande, John Pratt s’est rendu de nombreuses fois dans les pays scandinaves pour étudier leur système carcéral et le comparer à celui des pays anglophones.

6Mois/ Dans les pays scandinaves, Bastoy est-elle une prison « normale » ?
John Pratt/ Bastoy est le joyau des prisons ouvertes. L’environnement pittoresque, le ferry, les chalets, la « guesthouse »… Tout cela en fait un endroit très photogénique et un exemple particulièrement médiatisé. Mais ce parangon est aussi typique des pays scandinaves, où les prisons ouvertes concernent 20 à 30 % de la population carcérale, un chiffre énorme !
Qu’est-ce qu’une prison ouverte ?
Les barreaux et les murs sont réduits à leur minimum, tout simplement. Le concept de « prison ouverte » a été créé en Finlande, dans les années 1930, quand des détenus ont été autorisés à travailler dans des fermes. Les détenus sont payés selon le salaire en vigueur, paient des impôts, achètent leur nourriture, envoient de l’argent à leur famille ou à leurs victimes et économisent pour leur libération. Cette rémunération a longtemps eu cours en Norvège et en Suède mais aujourd’hui, les détenus n’y reçoivent plus qu’une indemnité, comme dans la plupart des prisons européennes.
Dans certaines prisons ouvertes, les détenus peuvent continuer à exercer leur ancien emploi. Près de Stockholm, il y a même un parking spécial pour les prisonniers, pour qu’ils puissent aller travailler le matin et revenir le soir. S’ils sont en retard, ils peuvent téléphoner et on leur garde un repas au chaud.
Et a contrario, les prisons fermées scandinaves ressemblent-elles aux nôtres ?
À l’extérieur, une prison fermée scandinave ressemble à n’importe quelle prison. Mais on n’y trouve pas d’ « odeur de prison », ce mélange de mauvaise hygiène, de pots de chambre, de nourriture et de fumée de cigarette. La plupart des cellules ont leurs propres toilettes et beaucoup ont une télévision. Les prisonniers peuvent aller et venir mais personne ne semble traîner pour passer le temps. Beaucoup travaillent ou suivent des cours à distance. Il y a aussi des salles communes, avec télé et/ou cuisine. La nourriture m’a semblée généreuse, en tout cas personne n’est rationné en sucre, pain ou que sais-je encore, comme cela peut être le cas dans les prisons du monde anglophones.
Autre illustration de l’incroyable qualité des prisons scandinaves : des solariums sont mis à disposition dans de nombreuses prisons, ouvertes ou fermées. Ce n’est pas si exotique que l’on pourrait l’imaginer car dans ces pays, le manque de lumière en hiver peut causer de sérieuses carences en vitamine D. Mais tout de même ! Cela prouve que les autorités ne s’intéressent pas seulement à gérer les urgences ou les cas graves, mais tentent de prévenir les problèmes de santé chroniques.
La formation du personnel pénitentiaire est-elle spécifique ?
Le ratio est d’environ un membre de l’administration carcérale pour un détenu. En Norvège, tous ont des formations universitaires et bénéficient de deux années de formation payées. Cette formation ressemble à celle qui est fournie aux contrôleurs judiciaires, pour que tous aient les mêmes bases académiques, professionnelles et éthiques. Travailler en prison semble être une option non seulement envisageable, mais beaucoup plus attractive que dans toutes les autres sociétés modernes. Pour preuve : beaucoup d’étudiants scandinaves travaillent l’été en tant que gardiens de prison !
Dans vos recherches, vous parlez d’ « exception pénale scandinave » : qu’est-ce c’est ?
Un cercle vertueux : l’État providence omniprésent garantit un faible taux de criminalité. Les prisons ne sont pas bondées et assurent aux détenus des conditions de vie décentes. Celles-ci font baisser le taux de récidive et donc, en retour, le taux de criminalité. Rendez-vous compte ! Le taux de récidive est de 66 % aux Etats-Unis, 31 % en Finlande, 30% en Suède et 20 % en Norvège. À Bastoy, il est même de 16% !
Depuis quand la criminalité fait-elle l’objet de politiques publiques ?
Dans les années 1930, les pays scandinaves considèrent le crime comme une forme de maladie qui, grâce au diagnostic d’experts et à une politique d’accompagnement, peut être éradiqué comme n’importe quelle autre maladie contagieuse. En Suède, le Code pénal indique même depuis 1945 que les prisonniers sont « des orphelins de la maison du peuple suédois » (styvbarn i det svenska folkhemmet) et que le système se doit de les réintégrer.
Dans les années 1960, le ministère suédois de la justice prédit même avec optimisme qu’il n’y aurait plus que 600 prisonniers à travers le pays d’ici 1980 ! Les détenus ne sont pas considérés comme de dangereux outsiders mais comme un simple groupe de bénéficiaires de l’Etat providence.

Quels sont ses outils pour réduire la criminalité ?
La lutte contre la drogue et l’alcool, le renforcement des services de psychiatrie et une véritable politique de l’emploi sont particulièrement efficaces. En 2006, le parti travailliste norvégien déclarait qu’ « avec des services publics adaptés, le crime et la plupart de ses motivations peuvent être éliminés. »
La politique pénale est menée par des experts, indépendamment de tout opportunisme politicien. Tout le contraire de ce qui se passe dans les pays anglophones, où le comportement des hommes politiques et des médias face aux meurtriers frise l’hystérie : souvenez-vous que pendant les émeutes de Londres, à l’été 2011, des gamins ont été envoyés en prison parce qu’ils avaient volé des bouteilles d’eau !

Est-ce que cela coûte cher ?
Le coût humain et social est bien plus important lorsque le système pénal est inefficace et les prisons bondées ! Il est bien plus rentable d’investir en amont dans l’éducation et la santé. Plus les gens sont éduqués, plus ils sont capables d’avoir un emploi et de gagner de l’argent, moins ils seront sensibles aux sirènes du crime. Une chose m’a frappé dans les prisons norvégiennes : tout le monde sait lire et écrire ! En Nouvelle-Zélande, où je travaille, on doit être à 50 % d’analphabétisme…
Ces investissements permettent réellement de limiter le taux de criminalité ?
Oui. Concernant le taux d’incarcération, c’est un peu plus subtil, car dans les pays scandinaves, les criminels ne sont pas tous aussitôt envoyés en prison. Pour éviter la surpopulation carcérale, les peines de prison peuvent être repoussées pendant plusieurs mois. Le condamné peut choisir sa date d’entrée en prison, selon ses propres impératifs… Vous imaginez ? En Norvège, le taux d’incarcération a ainsi été maintenu artificiellement bas (73 pour 100 000 habitants, contre 784 aux Etats-Unis) pour ne pas déroger au principe « un homme, une cellule ». Ainsi en 2006, il y avait une liste d’attente de 3 000 personnes qui patientaient tranquillement avant d’aller en prison…
Pourquoi n’en profitent-ils pas pour s’enfuir ?
Parce que le système pénitentiaire ne cherche ni à dégrader ni à avilir : « La prison est une simple privation de liberté », stipule la loi finlandaise. « Les prisonniers doivent être traités dans le respect de la dignité humaine », ajoute la loi suédoise, « ils doivent être traités avec la plus grande compréhension concernant les difficultés particulières liées à la vie en prison. » Le pari est le suivant : plus les conditions carcérales sont favorables, c’est-à-dire proches de la vie « dehors », plus la réintégration des prisonniers fera facile.
Est-ce trop beau pour être vrai ?
On ne doit pas oublier que quel que soit le confort matériel, les prisonniers sont toujours des prisonniers. Il y a des règles, une surveillance, des sanctions et une privation de choix qui les différencient des gens libres. L’« exception pénale scandinave » n’élimine pas la souffrance de l’incarcération mais, d’après tout ce que j’ai vu sur le terrain, elle la diminue grandement.
Propos recueillis par Marion Quillard